L’éveil des regards
Le matin de la vente, le manoir annexe semblait appartenir à un autre monde. Les couloirs d’ordinaire froids vibraient d’une effervescence feutrée. Les domestiques couraient sans bruit, les tapis avaient été nettoyés à l’eau de rose, et dans la grande salle, les tables de marbre étincelaient sous les lustres rallumés.
La scène était en place.
Il ne restait plus qu’à jouer.
Je portais une robe ivoire brodée d’or, sobre mais élégante, digne d’une noble qui aurait un pied dans le commerce et l’autre dans les cercles fermés de la noblesse impériale. Léa me coiffa avec une discrétion experte, y glissant une fine broche en forme d’étoile filante, le symbole que nous avions choisi pour notre “Marchand de Sable”.
— Vous êtes parfaite, madame, souffla-t-elle. Même la Sainte vous envierait.
Je souris, mais mon cœur battait fort. J’avais déjà été devant un public. Mais jamais pour défendre un mensonge aussi énorme. Ni pour jouer à ce point avec le feu.
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Dans le grand salon, tout était prêt. Dix tables décorées accueillaient les invités. Au centre, une estrade circulaire où reposaient les coffrets contenant les pierres enchantées, scellés d’un ruban blanc.
Un petit pupitre avait été dressé pour mon discours. Mais avant cela, les invités arrivaient.
Et ils arrivaient en masse.
Lord Alphonse fut parmi les premiers. Il m’adressa un signe de tête élégant, accompagné d’un sourire moqueur. Il savait que je ne l’avais pas invité. Et pourtant, il était là, en première ligne, prêt à tout observer.
Puis vinrent des dames en robes éclatantes, des marquis aux moustaches frémissantes, des jeunes nobles avides de nouveauté. Tous voulaient savoir. Tous avaient entendu la rumeur.
Le Marchand de Sable. Le groupe mystérieux qui aurait retrouvé des pierres de soin semblables à celles des temples.
Et moi, simple Luissa Monro, j’étais la clé de ce mystère.
Je montai sur l’estrade, la gorge serrée. Les murmures se turent.
— Mesdames, messieurs, nobles invités. Je vous remercie de votre présence aujourd’hui. Si j’ai pris l’initiative de cette vente, c’est pour soutenir un projet plus vaste, une vision. Celle d’un renouveau dans l’art ancien de la guérison par les pierres.
Des regards intrigués. Certains sceptiques, d’autres fascinés.
— Le Marchand de Sable, un groupe discret mais passionné, m’a confié ces objets dans le but de les tester auprès d’un public éclairé. Aujourd’hui, nous vous offrons l’opportunité de devenir les premiers à en posséder.
Je fis signe à Léa, qui souleva le couvercle du premier coffret. Une lumière douce s’en échappa.
Un frisson traversa la salle.
— Chaque pierre a été gravée selon des méthodes oubliées. Leur énergie peut apaiser, régénérer, renforcer, ou faire repousser un organisme affaibli. Les effets ne sont pas éternel, mais leur rareté les rend précieuses.
Un murmure d’émerveillement monta dans la salle. Je sus que j’avais gagné la première manche.
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La vente commença. Et les prix s’envolèrent.
La première pierre, une simple pierre de niveaumoyen, fut vendue 30 000 pièces d’or à la marquise de Voltraine. Une fortune.
La seconde, censée est une pierre intermédiaire, atteignit 75 000 pièces.
Je regardai Léa. Elle était blanche d’émotion. Francis, en retrait, notait chaque vente avec soin. Le nom “Marchand de Sable” revenait sur toutes les lèvres.
Mais à la quatrième vente, tout dérapa.
Dame Helmina, la gouvernante, entra dans la salle escortée de deux gardes en uniforme du domaine.
— La vente est suspendue, déclara-t-elle d’une voix forte. Par ordre du duc, les objets ici présentés doivent être inspectés pour cause de suspicion de magie illégale.
Un silence de mort tomba.
Je descendis lentement de l’estrade.
— Pardonnez-moi, mais le duc est absent depuis des semaines. Et je doute qu’il vous ait confié une telle autorité.
— Vous abusez de votre statut pour manipuler la noblesse, duchesse, dit-elle froidement. Vous utilisez le pouvoir divin sans autorisation du temple.
— Vraiment ? dis-je en souriant. Alors vous serez ravie d’apprendre que j’ai justement envoyé un exemplaire de ces pierres au Temple de l’Harmonie il y a cinq jours.
Je fis signe à Leati, qui tendit un rouleau scellé. Je le dépliai devant l’assemblée.
— Et voici la réponse officielle.
Je lus à voix haute, avec clarté :
“La pierre reçue par le Temple est bien porteuse d’un pouvoir curatif. Elle ne présente aucune altération démoniaque ni trace de corruption. Nous l’autorisons à la vente en tant qu’objet dinvin temporaire, non classé comme relique. — Haut-Prêtre Daemon Telvar.”
Un souffle traversa la salle. Dame Helmina pâlit.
— Satisfaite ? lui dis-je avec douceur.
Elle ne répondit pas. Mais elle tourna les talons, les deux gardes à sa suite.
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La suite de la vente fut une apothéose.
Une des pierres atteignit même 80 000 pièces, vendue à un prince de l’Est. On chuchotait que les pierres du Marchand de Sable valaient autant que celles de l’Empire.
Et à la toute fin, alors que le dernier coffret allait être vendu, Lord Alphonse se leva.
— Une dernière question, duchesse.
— Je vous écoute, Lord D’Elmir.
— Vous avez dit que le Marchand de Sable vous a confié ces objets. Mais comment une noble recluse, sans passé dans le commerce, a-t-elle été contactée par un tel groupe ?
Il y eut un silence tendu. Tous les regards se tournèrent vers moi.
C’était le moment de vérité. Ou du moins… celui du plus beau des mensonges.
— J’ai été gravement malade, dis-je lentement. Pendant des semaines. On m’a dit que j’étais condamnée. Mais un homme… un étranger… est venu un soir au domaine. Il m’a donné une pierre semblable à celles-ci. Il m’a dit : “Le Marchand de Sable veille parfois sur ceux que le monde oublie.”
Les murmures redoublèrent. Certains nobles semblaient même émus.
— Depuis, je cherche à le retrouver. Et à diffuser ce qu’il m’a offert. Pour que d’autres, comme moi, aient une seconde chance.
Un silence respectueux suivit mes paroles. Puis, comme une vague lente mais irrésistible, l’assemblée applaudit.
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La vente s’acheva dans un éclat de succès. Nous avions gagné plus de 600 000 pièces d’or, en une après-midi.
Mais ce n’était pas que l’or. C’était la réputation. L’histoire. Le mythe. nous avons retiré la pierre de haute qualité par peur de trop de suspicion.
Dans les salons, on parlerait désormais du Marchand de Sable. Et de Luissa Monro, la duchesse oubliée devenue intermédiaire de l’impossible.
Mais une fois la foule partie, le calme revint. Léa et Francis dansèrent dans la salle vide, fous de joie. Moi, je restai seule près des coffrets.
Lord Alphonse me rejoignit.
— Magnifique performance, murmura-t-il. Une comédienne née.
— Je ne fais que survivre, Lord D’Elmir.
Il se pencha vers moi.
— Qui êtes-vous, réellement ? Parce que je ne crois pas un mot de votre histoire.
Je le fixai sans répondre.
Et pour la première fois, j’eus peur.
Pas de perdre.
Mais d’être vue.
