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L’épine sous la soie

Le silence de la maison principale était une façade. Sous ses dorures et ses couloirs brillants, la tension s’infiltrait comme une fumée invisible. Et ce matin-là, elle prit un visage : celui sévère de Dame Helmina, la gouvernante principale du domaine Monro.

Elle attendait dans le salon de réception, droite comme une épée. Son chignon impeccable, ses gants de dentelle, sa broche d’argent. Tout en elle hurlait discipline et mépris. Je n'avais jamais eu d’échange direct avec elle. Trop insignifiante, trop effacée, trop inutile autrefois. Mais aujourd’hui, elle m'avait convoquée.

Je pénétrai dans la pièce, vêtue d'une robe sobre mais bien coupée, d’un bleu nuit profond. Ma posture était droite. Mon regard, tranquille.

— Dame Luissa, dit-elle, sans se lever. Vous semblez bien occupée, ces temps-ci.

Je m’assis en face d’elle, sans me laisser dominer.

— Je fais simplement en sorte de ne pas mourir d’ennui, dame Helmina.

Elle plissa à peine les yeux. Elle n’aimait pas qu’on lui réponde.

— Des bruits circulent. Sur des livraisons étranges. Des domestiques qui passent leurs journées à retapisser un bâtiment secondaire. Certains affirment même que vous préparez une réception. Est-ce vrai ?

— Il est vrai que j’organise un petit événement, pour améliorer le moral des domestiques restants. Rien d’illégal, j’ose espérer ?

Un silence s’étira. Puis elle posa ses mains croisées sur la table.

— Le duc m’a confié la gestion du domaine durant son absence. Ce que vous faites pourrait nuire à l’image de la famille.

Je souris.

— Ce que je fais, dame Helmina, est précisément pour restaurer cette image. Vous verrez… avec le temps.

Je me levai, la saluai poliment, et quittai la pièce. Mais je savais que je venais de me faire une ennemie.

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Une heure plus tard, je rejoignais Léa et Francis en ville. Le bâtiment qu’ils avaient trouvé pour notre boutique était en pleine rénovation. Les ouvriers, payés en liquide par un “client anonyme”, réparaient les poutres, nettoyaient la fontaine et repeignaient la façade.

Léa m’accueillit avec un grand sourire.

— Regardez, madame ! On dirait un lieu magique ! Même le soleil le trouve à son goût aujourd’hui.

Et c’était vrai. Avec ses murs couleur sable, sa porte en bois sculptée et ses vitres teintées, le bâtiment semblait sorti d’un conte. Un endroit où les histoires naissent.

— Ce sera ici. Le cœur du Marchand de Sable, murmurai-je.

Francis avait déjà établi une petite carte des lieux : boutique au rez-de-chaussée, salon privé à l’étage, cave pour stocker les pierres. Léa voulait même aménager un petit comptoir à thé pour accueillir les acheteurs nobles.

— Une boutique de luxe, discrète mais irrésistible, expliqua-t-elle. Assez mystérieuse pour attirer les curieux. Et assez rare pour que l’on parle de nous dans tous les salons.

Je validai le plan. Les travaux devaient être finis avant la fin de la semaine. Il ne nous restait que quelques jours avant la vente.

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De retour au manoir, les préparatifs battaient leur plein. La salle d’apparat était méconnaissable. Les anciens lustres avaient été nettoyés et suspendus à nouveau. Des rideaux de soie bordaient les grandes fenêtres. Les objets mis en vente avaient été sélectionnés : anciens bijoux, robes de bal inutilisées, objets de famille oubliés dans des coffres poussiéreux.

Et surtout, dix pierres de soin.

Je les avais gravées moi-même, en cachette, chaque nuit, avec mes dernières réserves de maná. Les effets n’étaient pas aussi puissants qu’une relique divine, mais suffisamment impressionnants pour faire parler.

— Pas plus de dix, dis-je à Leati. Trop en vendre, c’est attirer la convoitise. Trop peu, c’est créer la légende.

Leati notait chaque consigne avec soin.

— Et le groupe marchand, madame ? Nous devons l’annoncer ?

— Oui. Lors de la vente, j’annoncerai que ces pierres ont été confiées à la duchesse par le Marchand de Sable. Un groupe mystérieux, travaillant dans l’ombre pour aider l’Empire. Les nobles adoreront.

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Mais tout ne se passait pas sans heurts.

Les domestiques de la maison principale s’agitaient. Certains refusaient de saluer Léa. D’autres inspectaient nos caisses avec suspicion. Un jour, Leati trouva l’un d’eux fouillant dans nos stocks.

— Il disait avoir des ordres de la gouvernante, expliqua-t-elle, tremblante. Je l’ai fait sortir… mais il a promis de revenir avec des gardes.

Je serrai les poings. Ils voulaient me faire échouer. Me briser avant même que je n’existe.

Mais ils oubliaient une chose : j’avais déjà connu la mort. Le reste n’était que détails.

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Trois jours avant la vente, un événement inattendu changea la donne.

Alors que j’étais en train de superviser la disposition des tables, Léa entra, haletante.

— Madame… un invité vient d’arriver. Il dit avoir reçu une lettre du Marchand de Sable… signée de votre main.

Je fronçai les sourcils.

— Impossible. Je n’ai envoyé aucune lettre à qui que ce soit. Quel est son nom ?

— Il se fait appeler Lord Alphonse D’Elmir. Troisième fils du marquis D’Elmir. Il dit vouloir voir les pierres avant la vente.

Je blêmis. D’Elmir ? Un des nobles les plus puissants de la région.

— Qu’il attende dans le salon. Offrez-lui du thé. Je vais le recevoir.

Je me dirigeai vers le miroir. Ma robe était froissée, mes cheveux épars. Je n’étais pas prête pour un noble de son rang. Mais je n’avais pas le choix.

En entrant dans le salon, je fus frappée par la jeunesse de l’homme qui m’attendait. Il n’avait guère plus de vingt-cinq ans. Élégant, mais sans prétention. Ses yeux d’un gris acier me scrutèrent avec une curiosité amusée.

— Duchesse Luissa Monro. J’avoue que je ne m’attendais pas à être reçu par une si charmante hôtesse.

— Lord D’Elmir, répondis-je. Je crains qu’il y ait erreur. Je n’ai envoyé aucune invitation.

Il sortit une enveloppe de sa poche. Le sceau du Marchand de Sable y était apposé.

— Et pourtant… j’ai reçu ceci. Une main féminine, une écriture fine. On m’a parlé de pierres qui pourraient changer l’avenir. Et vous savez… je suis très curieux de nature.

Je pris l’enveloppe. C’était bien ma calligraphie. Mais je n’avais jamais écrit cette lettre.

Quelqu’un… l’avait fait à ma place.

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La vente approchait. Les pierres étaient prêtes. Le salon, resplendissant. Les invitations — officielles, cette fois — avaient été envoyées. Et moi, je me tenais au centre du cyclone, prête à faire basculer le monde.

Mais une question restait en suspens : qui, dans l’ombre, m’avait devancée ?

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