La flamme sous la cendre
Le soleil peinait à percer les lourds rideaux de velours pourpres de ma chambre. Mais dans mon esprit, il brillait déjà comme un projecteur sur une scène. Je n’étais plus dans l’ombre. Plus une simple silhouette effacée en fond de décor. J’allais prendre ma revanche.
— Léa, fais convoquer les artisans du duché. Nous avons besoin d’une salle de réception digne de ce nom. Et surtout… fais envoyer un messager discret au temple avec une pierre de soin intermédiaire. Je veux tester leur réaction. Pas en mon nom, bien sûr. Dis que cela vient d’un groupe marchand.
— Quel groupe, madame ? demanda Evane, intriguée.
Je souris. — Le "Marchand de Sable". C’est ainsi qu’il se nommera. Le groupe que nous allons créer.
Léa hocha la tête, sans poser plus de questions. Elle comprenait désormais que chaque mot, chaque geste, faisait partie d’un plan plus vaste.
Une heure plus tard, nous étions réunis autour de la grande table du bureau. J’expliquais les grandes lignes : la vente aux enchères, l’organisation d’un vide-grenier avec mes bijoux et robes, l’envoi d’une pierre de soin au temple pour appâter les croyants, et surtout… la naissance d’une légende autour du "Marchand de Sable".
— Nous devons créer le mystère. Pas de miracle ouvertement attribué à moi. Je ne veux pas attirer l’Église. Je veux qu’ils croient qu’une Sainte existe, mais qu’elle travaille dans l’ombre à travers ce groupe marchand. Cela nous permettra d’écouler les pierres en toute sécurité… et de bâtir un empire.
Leati s’exclama, éblouie : — Vous êtes… vraiment incroyable, madame !
Je ne répondis pas. Car le chemin était encore long.
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Le lendemain matin, Léa revint du temple avec des nouvelles.
— Madame, ils ont reçu la pierre. Ils sont… troublés. Le prêtre en chef a demandé audience avec le cardinal. Ils la considèrent authentique, mais ne comprennent pas son origine. L’Empereur est malade, donc l’impératrice a été informée.
— Ils m’ont crue ?
— Ils croient au pouvoir de la pierre, mais ils cherchent encore qui l’a envoyée. Le fait qu’aucun sceau noble n’y soit apposé les inquiète.
— Parfait. La confusion est notre alliée.
Je passai ensuite à la préparation de l’événement. La salle secondaire du manoir fut réaménagée. Les tentures rapiécées furent changées, les chandeliers nettoyés, la vaisselle remplacée par de l’argenterie oubliée dans un entrepôt.
— Nous devons donner une impression de noblesse cachée, dis-je à Evane. Pas d’excès. Assez pour suggérer que nous avons des trésors, mais que nous ne cherchons pas à nous vanter.
Pendant que Leati et Léa s’occupaient de la décoration, Axel et Francis surveillaient les allées et venues. Ils avaient commencé à me regarder différemment. Pas encore avec respect, mais avec prudence. C’était un début.
Mais ce que je n’avais pas prévu, c’était l’agitation qui naquit à la maison principale.
Des domestiques — que je n’avais jamais rencontrés — commencèrent à rôder près de l’annexe. Ils questionnaient Léa à propos de nos activités. Un jardinier aurait aperçu des chariots de tissus et de victuailles entrer par la porte arrière. Une servante aurait surpris Leati en train de discuter de la "vente".
Et surtout, la rumeur s’éleva : La duchesse préparerait une fête pendant que le duc risquait sa vie sur le front.
Je m’y attendais. Mais je ne comptais pas me laisser déstabiliser.
— Qu’ils parlent, murmurai-je à Evane. Chaque murmure est une graine. Quand la vérité éclatera, ces graines deviendront des fleurs… ou des ronces. Tout dépend de la suite.
Evane acquiesça. Mais son regard exprimait de l’inquiétude.
— Madame… la gouvernante de la maison principale veut vous rencontrer. Elle dit qu’elle a des ordres du duc.
Je me redressai lentement. Le moment était venu d’affronter l’intérieur du manoir. De me confronter à ceux qui m’avaient toujours ignorée… ou méprisée.
— Préparez-moi une tenue simple mais noble. Qu’ils voient que je ne suis plus la Luissa d’autrefois.
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Ce même jour, Léa et Francis partirent en mission discrète dans la ville basse. Leur objectif : repérer un lieu susceptible d’abriter la façade commerciale du Marchand de Sable.
Ils passèrent en revue plusieurs ruelles abandonnées, des échoppes poussiéreuses, et des entrepôts oubliés. Ce n’est qu’au crépuscule qu’ils tombèrent sur un bâtiment en pierre ocre, flanqué d’un petit jardin sauvage et d’une fontaine tarie.
Francis siffla, impressionné. — On dirait qu’il sort tout droit d’un conte. Assez reculé pour qu’on ne le soupçonne pas, mais assez proche du centre pour capter les nobles curieux.
Léa entra en éclaireuse. Les planches du plancher craquaient, mais la structure tenait bon. Une vieille mezzanine surplombait la pièce principale, et une cave voûtée offrait un espace de stockage parfait.
— C’est ici, souffla-t-elle.
Le lendemain, ils me présentèrent leur rapport. J’étais assise dans le bureau, une carte de la ville étalée devant moi.
— Il est parfait, dis-je après leur récit. Ce sera notre antre. Notre mythe commencera ici. Faites lancer les réparations immédiatement.
Et alors que les travaux démarraient, que les pierres étaient polies et les rideaux taillés, je levai les yeux vers le ciel nocturne. L’étoile du nord brillait.
Une ère nouvelle naissait.
