Chapitre 4
* Les silences de Maéva*
Le local d’entretien était minuscule, coincé entre deux bureaux qu’elle devait nettoyer. Maéva s’y réfugia pour échapper aux regards. Elle posa son seau, s’adossa à la porte et ferma les yeux. Ses doigts tremblaient encore.
Elle revoyait le visage de Cassandra, son mépris froid, son autorité écrasante. Chaque mot avait résonné comme une gifle. Vous avez pris des libertés avec votre fonction. Comme si elle était une voleuse, ou pire, une fille prête à tout pour un peu d’argent.
Elle rouvrit les yeux et inspira. Elle n’était pas venue ici pour se faire humilier. Elle avait un contrat, un salaire. Elle devait tenir, pour Louis. Rien d’autre ne comptait.
Elle chercha un chiffon propre, vérifia le chariot. Puis, avant de sortir, elle passa une main sur son chignon pour s’assurer qu’il tenait encore. Il fallait garder un peu de dignité, même quand on n’était rien.
Quand elle ressortit, elle évita soigneusement le regard des autres employés. Son badge la désignait comme invisible, et c’était mieux ainsi. Elle commença son circuit habituel : nettoyer les surfaces vitrées, vider les poubelles, remettre de l’ordre dans des pièces qu’elle n’occuperait jamais autrement que pour les rendre présentables.
Dans le bureau d’Adam, la lumière était éteinte. Elle posa la main sur la poignée, hésitant. Peut-être qu’il n’était pas là. Peut-être qu’elle pouvait faire son travail sans le croiser.
Elle entrouvrit la porte.
Il était assis derrière le bureau, penché sur un dossier. Une lampe discrète baignait son visage d’une lueur dorée. Il leva les yeux quand elle entra. Un long silence passa entre eux.
Elle baissa aussitôt le regard.
— Je… je peux revenir plus tard, murmura-t-elle.
— Non. Restez.
Sa voix n’avait pas la dureté qu’elle craignait. Il avait l’air fatigué, vidé.
Elle referma la porte derrière elle. Ses gestes étaient plus nerveux qu’à l’ordinaire. Elle ramassa les feuilles froissées près du fauteuil, vida la corbeille. Chaque fois qu’elle bougeait, elle sentait ses yeux sur elle. Cela la déstabilisait.
— Vous êtes arrivée tôt, remarqua-t-il après un moment.
Elle hocha la tête sans se retourner.
— Oui, monsieur.
— Je suis désolé… pour hier soir.
Elle se figea. Son cœur se mit à battre plus fort. Il s’excusait. Cet homme qu’on disait arrogant, insensible, la regardait avec une sorte de sincérité qu’elle n’avait pas anticipée.
Elle reposa la corbeille au sol et serra les mains devant elle.
— Vous n’avez pas à vous excuser, dit-elle d’une voix basse. Vous n’avez rien fait de mal.
Il se leva, contournant le bureau. Elle recula d’un pas par réflexe. La proximité la troublait. Il ne portait plus de cravate. Sa chemise légèrement froissée révélait qu’il avait passé une mauvaise nuit.
— Vous avez raison, dit-il. Mais je n’aime pas qu’on vous parle comme on l’a fait.
Elle sentit le rouge lui monter aux joues. Il avait donc entendu. Ou Cassandra lui avait rapporté la scène. Elle aurait préféré qu’il ignore tout.
— Je suis habituée, murmura-t-elle.
Cette phrase, elle ne l’avait pas préméditée. Elle avait glissé toute seule, un aveu trop intime. Elle voulut se mordre la langue.
— Ça ne devrait pas être normal, répondit-il d’un ton grave.
Elle releva les yeux. Elle croisa son regard, et quelque chose se serra dans sa poitrine. Il y avait dans ses prunelles une lassitude profonde, une peine qu’elle reconnaissait sans la comprendre.
Un silence étrange s’installa. Ni pesant ni violent. Comme une trêve.
Elle baissa la tête, ramassa la corbeille.
— Je vais vous laisser travailler, dit-elle doucement.
— Comment vous appelez-vous ? demanda-t-il soudain.
Elle s’arrêta, surprise. Il avait signé son contrat, pourtant. Mais elle comprit qu’il voulait l’entendre de sa bouche.
— Maéva, monsieur. Maéva Courbet.
Il hocha la tête comme s’il enregistrait soigneusement ce détail.
— Merci, Maéva. Pour hier soir.
Elle sentit un frisson lui traverser la nuque. Elle aurait voulu répondre quelque chose, mais aucun mot ne venait. Alors elle se contenta de s’incliner légèrement avant de quitter la pièce.
Dans le couloir, elle s’appuya un instant contre le mur, ferma les yeux. Elle sentait encore le poids de son regard. Ce n’était pas un simple échange poli. C’était… autre chose. Un lien qu’elle n’avait pas cherché.
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Adam resta debout longtemps après son départ. Il ne comprenait pas pourquoi il avait tenu à connaître son nom. Ni pourquoi il avait éprouvé le besoin de la remercier.
Il était le directeur général de cette tour. Il avait le pouvoir d’écraser n’importe qui. Mais face à elle, il se sentait presque vulnérable.
Il retourna s’asseoir, passa une main sur son front. Peut-être que Raphaël avait raison : il devait prendre du recul. Mais il savait qu’il n’en ferait rien.
Parce qu’à cet instant, il avait compris qu’il n’était plus indifférent à rien.
Pas à sa voix. Pas à ses gestes.
Et sûrement pas à la façon dont elle le regardait, avec cette pudeur qui le ramenait à ce qu’il avait cru perdre pour toujours.
