
Résumé
*Le roi déchu* Les couloirs de la tour Lenoir étaient silencieux à cette heure où Paris se préparait à dormir. La lumière des lampadaires glissait sur les vitres teintées, comme une marée pâle. Dans le bureau du dernier étage, l’odeur amère du whisky flottait, mêlée à celle d’un parfum plus ancien : la solitude. Adam Lenoir ne se souvenait plus très bien quand il avait commencé à boire. Peut-être le soir où elle l’avait quitté. Peut-être le lendemain, quand il avait compris qu’il n’y avait plus rien à réparer. Depuis, chaque jour ressemblait au précédent : dossiers empilés, réunions interminables, et la brûlure de l’alcool pour anesthésier la faille en lui. Il avait été un homme puissant. Le plus jeune directeur général de la banque Montrose, décoré, respecté, craint. Un conquérant en costume trois-pièces, sûr de sa victoire sur tout ce qu’il touchait. Puis un matin, il s’était réveillé avec le cœur en ruines. Et plus rien n’avait eu de goût. Il porta son verre à ses lèvres, avala une gorgée. Ses tempes pulsaient. Dans quelques heures, il faudrait feindre encore : apparaître devant les actionnaires, prétendre qu’il était cet homme froid, inébranlable, dont le nom faisait trembler les marchés. Mais la nuit, il redevenait cet autre Adam — celui qui n’était qu’un homme usé, trop las d’aimer. Ses yeux glissèrent jusqu’à la fenêtre. Tout en bas, les phares des voitures traçaient des sillons dorés. Paris s’étalait, indifférente, magnifique et cruelle. Il pensa qu’il aurait dû quitter cette ville. Il pensa qu’il aurait dû mourir un peu plus vite.
Chapitre 1
*Le roi déchu*
Les couloirs de la tour Lenoir étaient silencieux à cette heure où Paris se préparait à dormir. La lumière des lampadaires glissait sur les vitres teintées, comme une marée pâle. Dans le bureau du dernier étage, l’odeur amère du whisky flottait, mêlée à celle d’un parfum plus ancien : la solitude.
Adam Lenoir ne se souvenait plus très bien quand il avait commencé à boire. Peut-être le soir où elle l’avait quitté. Peut-être le lendemain, quand il avait compris qu’il n’y avait plus rien à réparer. Depuis, chaque jour ressemblait au précédent : dossiers empilés, réunions interminables, et la brûlure de l’alcool pour anesthésier la faille en lui.
Il avait été un homme puissant. Le plus jeune directeur général de la banque Montrose, décoré, respecté, craint. Un conquérant en costume trois-pièces, sûr de sa victoire sur tout ce qu’il touchait. Puis un matin, il s’était réveillé avec le cœur en ruines. Et plus rien n’avait eu de goût.
Il porta son verre à ses lèvres, avala une gorgée. Ses tempes pulsaient. Dans quelques heures, il faudrait feindre encore : apparaître devant les actionnaires, prétendre qu’il était cet homme froid, inébranlable, dont le nom faisait trembler les marchés. Mais la nuit, il redevenait cet autre Adam — celui qui n’était qu’un homme usé, trop las d’aimer.
Ses yeux glissèrent jusqu’à la fenêtre. Tout en bas, les phares des voitures traçaient des sillons dorés. Paris s’étalait, indifférente, magnifique et cruelle. Il pensa qu’il aurait dû quitter cette ville. Il pensa qu’il aurait dû mourir un peu plus vite.
Son portable vibra. Un message s’afficha :
Cassandra V. : Rentre chez toi. Ou laisse-moi venir. Tu ne peux pas rester seul comme ça.
Il soupira, ferma les paupières. Cassandra. Toujours présente. Toujours prête à endosser le rôle qu’il refusait de lui donner. Elle aurait voulu qu’il cède, qu’il oublie tout dans ses bras. Mais il n’avait pas oublié, et il ne voulait pas se souvenir autrement.
Le verre tomba de sa main. Il se brisa sur le parquet, projetant le liquide ambré contre ses chaussures. Adam ne bougea pas. Il contempla le désordre, comme on contemple une preuve irréfutable qu’on n’est plus maître de rien.
Il ne sut pas combien de temps il resta ainsi. Peut-être quelques minutes. Peut-être une éternité. Puis un léger bruit le tira de sa torpeur : un pas hésitant, le grincement d’une porte qu’on entrouvre.
Il se tourna lentement. Dans l’encadrement, une silhouette apparut : fine, vêtue d’un manteau trop large, les cheveux attachés à la va-vite. Ses grands yeux sombres fixaient le verre brisé. Elle avait un air de petit animal surpris.
— Je… je suis désolée. Je ne savais pas qu’il y avait encore quelqu’un… murmura-t-elle.
Adam fronça les sourcils. Il la reconnut. La nouvelle femme de ménage. Il avait signé son contrat deux semaines plus tôt, sans lui accorder plus qu’un regard distrait. Maéva Courbet. Une simple employée. Une ombre parmi d’autres. Mais ce soir, elle semblait plus réelle que le reste.
— Vous travaillez tard, observa-t-il d’une voix rauque.
Elle baissa la tête. Ses doigts jouaient nerveusement avec le tissu de son manteau.
— Je… je voulais finir avant demain. Vous… est-ce que ça va ? Vos mains… elles saignent…
Il baissa les yeux. Une coupure fine barrait sa paume. Il ne l’avait même pas sentie. L’alcool, sans doute. Ou bien cette fatigue qui s’infiltrait dans sa chair comme un poison.
— Ce n’est rien, murmura-t-il.
Elle sembla hésiter. Puis s’approcha de quelques pas. Il remarqua alors la douceur de sa voix, la prudence dans sa façon de bouger, comme si elle craignait de troubler quelque chose de fragile.
— Je vais nettoyer, dit-elle en se penchant pour ramasser les éclats.
Il aurait voulu lui dire de partir. Qu’elle le laisse seul dans sa débâcle. Mais il n’en eut pas la force. Alors il resta debout, silencieux, tandis qu’elle posait les morceaux de verre dans une boîte qu’elle tenait contre sa poitrine.
Quand elle eut fini, elle releva la tête. Leurs regards se croisèrent. Quelque chose, qu’il ne sut pas nommer, passa entre eux. Un éclair de compréhension, peut-être. Ou la simple reconnaissance d’une douleur qu’on n’ose pas avouer.
Elle sembla rougir. Puis, comme pour échapper à ce trouble, elle désigna la plaie sur sa main.
— Je peux vous mettre un pansement, si vous voulez.
Il aurait dû refuser. Il n’était pas cet homme qui acceptait qu’on s’occupe de lui. Pas cet homme qui laissait une inconnue effleurer sa peau. Pourtant, il tendit la main. Elle sortit une petite trousse de sa poche. Avec des gestes lents, appliqués, elle nettoya la coupure. Son parfum, léger et un peu sucré, lui rappela quelque chose qu’il avait perdu. Il ferma les yeux. Un instant, il se sentit moins seul.
Quand elle eut terminé, elle releva la tête. Il remarqua que ses cils tremblaient.
— Voilà… c’est fini, dit-elle doucement.
Il rouvrit les yeux. La fixant, il songea qu’il ne connaissait rien d’elle. Ni d’où elle venait, ni pourquoi elle travaillait ici, la nuit, dans cet immeuble désert. Et pour la première fois depuis longtemps, il éprouva l’envie de le découvrir.
Elle recula d’un pas, visiblement gênée. Puis elle attrapa la boîte où elle avait mis le verre brisé.
— Je vais descendre ça… Bonne nuit, monsieur.
Il hocha la tête, la regardant s’éloigner. Quand la porte se referma derrière elle, un silence lourd retomba. Mais il n’était plus tout à fait le même.
Adam passa la main sur le pansement. Et il comprit qu’au milieu de ses ruines, quelque chose venait de bouger.
