Chapitre 3
* L’arrivée d’une étrangère*
Le lendemain matin, Maéva se réveilla avant l’aube. Les draps râpeux de sa petite chambre lui collaient à la peau. Pendant quelques secondes, elle se crut encore dans l’immeuble de la banque, face à cet homme au regard brisé.
Elle secoua la tête pour chasser cette image. Il ne fallait pas y penser. Elle n’était qu’une employée parmi d’autres. Si elle se mettait à rêver d’autre chose, elle ne tiendrait pas longtemps. Elle se leva, enfila un vieux pull et passa dans la cuisine minuscule.
Sur la table, un bol attendait. Son fils, Louis, dessinait sur un cahier d’écolier, la langue coincée entre ses dents. Quand il l’aperçut, il sourit d’un air timide.
— Tu t’es levé tôt, mon ange.
— J’ai fait un dessin pour toi. C’est toi, avec un château.
Elle posa une main sur sa tête, émue. Il avait six ans, les yeux aussi sombres qu’elle, la même bouche sérieuse. Il était sa raison de tout supporter.
— C’est très beau, murmura-t-elle.
Elle prépara un peu de chocolat chaud, l’aida à enfiler sa veste. Tout en rangeant la cuisine, son esprit repartait vers la veille. Elle revoyait le sang sur la main d’Adam, la manière dont il avait fermé les yeux quand elle avait posé le pansement. Une fraction de seconde, elle avait cru qu’il allait s’effondrer.
Pourquoi pensait-elle encore à ça ?
Elle se força à se concentrer sur la liste de courses, le loyer en retard, les factures. La vie, la vraie, n’avait rien à voir avec les hommes en costume qui se détruisaient dans des bureaux dorés. Elle n’était pas de ce monde-là.
Elle confia Louis à la voisine, comme chaque matin. Puis elle prit le bus. Pendant le trajet, elle sentit plusieurs regards curieux. Elle savait qu’elle avait le visage fatigué, les cernes trop sombres. Mais elle n’avait pas le luxe de se reposer. Chaque heure travaillée comptait.
Quand elle arriva à la tour Lenoir, elle inspira profondément. Peut-être qu’il ne serait pas là aujourd’hui. Peut-être qu’il avait oublié sa présence. Elle l’espérait. Elle craignait que sa simple existence ait déclenché quelque chose qu’elle ne contrôlait pas.
Elle traversa le hall et s’arrêta devant le grand miroir mural. Son reflet lui sembla plus pâle que d’ordinaire. Elle remit en place son chignon, lissa son uniforme. Puis elle monta au dernier étage.
En sortant de l’ascenseur, elle aperçut Cassandra. La directrice adjointe parlait avec un groupe d’hommes en costume sombre. Maéva baissa instinctivement la tête, essayant de passer inaperçue.
Mais Cassandra se tourna vers elle. Son regard la traversa comme une lame.
— Vous. Venez ici.
Maéva s’arrêta net. Les employés autour se figèrent. Un silence inconfortable s’installa. Elle sentit ses joues brûler.
— Madame ? balbutia-t-elle.
— Je peux savoir pourquoi vous étiez encore là hier soir, après votre horaire ? demanda Cassandra d’un ton glacial.
— Je… je devais finir le nettoyage. Et…
Elle n’osa pas ajouter qu’Adam était encore là, à moitié ivre.
— Vous avez pris des libertés avec votre fonction, poursuivit Cassandra. Nous avons des règles ici. Je vous conseille de vous en souvenir.
Maéva hocha la tête. Ses doigts se crispaient sur la lanière de son sac. Elle n’osa pas répondre.
— C’est tout, reprit Cassandra en détournant le regard. Vous pouvez passer.
Elle sentit la honte la submerger. Elle se hâta de rejoindre le local d’entretien. Derrière elle, les murmures reprirent. Elle savait ce qu’ils se disaient. Qu’elle était peut-être venue chercher autre chose que son salaire. Que ce genre de femmes n’hésitait pas à s’accrocher à un homme riche.
Elle avait entendu ces ragots toute sa vie. Pourtant, cette fois, ils lui faisaient mal. Parce qu’elle ne voulait pas que cet homme la voie ainsi : comme une opportuniste.
Dans le bureau d’Adam, la matinée avait commencé tôt. Il avait repoussé le whisky, pris une douche glacée et appelé Raphaël, son ami et associé.
— Il faut que je sorte de cette spirale, souffla-t-il, assis derrière son bureau.
— Alors fais-le, répondit Raphaël avec douceur. Mais tu dois savoir ce que tu veux.
Adam passa une main sur son visage. Il se sentait vieux, vidé.
— Je ne sais plus.
Raphaël l’observa en silence. Puis son regard glissa vers la plaie bandée sur sa main.
— Tu t’es fait ça comment ?
— Un accident.
— Ou une manière de te punir ?
Il ne répondit pas. Il n’avait pas la force de parler de ses nuits. De sa lassitude. De cette étrange impression d’avoir été touché par quelque chose de vivant, hier, quand cette femme avait posé ses doigts sur lui.
Raphaël soupira.
— Cassandra m’a dit qu’elle était passée hier soir. Elle s’inquiète pour toi.
— Elle s’inquiète surtout que je la repousse.
Raphaël se leva.
— Tu devrais prendre quelques jours de repos. Partir, respirer.
Adam hocha la tête sans conviction. Le monde extérieur lui semblait encore plus hostile que ces murs. Il n’y avait plus d’endroit où il se sentait à sa place.
Quand Raphaël quitta la pièce, Adam se leva pour fermer la porte. Il s’approcha de la grande baie vitrée. Son reflet se superposait à la vue de la ville. Un homme qu’il ne reconnaissait plus.
Il pensa à la voix de Maéva, à ses mains timides. Et il comprit qu’elle venait d’entrer dans sa vie sans qu’il l’y ait invitée.
Et que, pour la première fois depuis longtemps, il ne trouvait pas ça insupportable.
