Chapitre 2
* Les ombres du whisky*
Maéva descendit les escaliers en serrant la boîte contre elle. Ses mains tremblaient encore un peu. Elle avait pourtant travaillé dans bien des maisons, croisé des hommes ivres ou furieux, mais jamais elle n’avait ressenti cette étrange impression : comme si ce grand patron qu’on disait inaccessible était plus seul qu’un mendiant.
Arrivée au rez-de-chaussée, elle posa les débris dans la poubelle réservée au recyclage. Elle inspira profondément pour calmer les battements de son cœur. Il ne fallait pas qu’elle se laisse troubler. Elle n’était qu’une employée. Une silhouette sans importance.
Elle repensa à son regard, quand elle avait refermé le pansement. Ce regard qui semblait dire reste encore un peu. Mais elle était partie, parce qu’elle savait que rien de bon ne pouvait naître de la pitié.
Elle remit son manteau, remit en place son badge, et quitta le bâtiment. La nuit était glacée. Elle se frotta les bras en marchant jusqu’à l’arrêt de bus. Dans la poche intérieure de son manteau, elle sentait le poids de son téléphone. Son fils devait dormir maintenant. Elle avait envoyé un message à la voisine qui le gardait, comme chaque soir. Elle savait qu’il serait en sécurité. Pourtant, son estomac se serrait toujours quand elle le laissait.
Au dernier étage, Adam ne bougeait pas. Il avait ramassé un autre verre et s’était versé une dose nouvelle. Mais cette fois, il ne le porta pas à ses lèvres. Il regardait le liquide doré comme on regarde un ennemi ancien, qu’on ne sait plus comment affronter.
La porte avait claqué derrière elle, et le silence avait repris possession de la pièce. Pourtant, il sentait encore la trace de sa main sur la sienne, la chaleur de ses doigts qui nettoyaient sa plaie.
Il se rappela son visage : jeune, fatigué, mais étrangement lumineux. Il ne comprenait pas pourquoi il l’avait laissée s’approcher. Il aurait dû la congédier. Il aurait dû préserver la distance qui le séparait de tout le reste du monde. Mais il n’avait pas eu la force. Il se sentait trop las pour être cruel.
Il posa le verre sur le bureau. Ses doigts glissèrent contre le bois poli. Il n’avait jamais eu besoin de personne. Pas vraiment. Même avant… Même quand il croyait aimer sincèrement, il avait gardé une part de lui fermé à toute intrusion. Comme si prévoir la trahison était la meilleure façon d’en limiter les dégâts.
Il s’adossa au dossier de son fauteuil, ferma les yeux. L’image de Cassandra surgit aussitôt. Cassandra, ses lèvres peintes d’un rouge violent, ses mains possessives, ses silences pleins de reproches. Il savait ce qu’elle voulait. Qu’elle le désirait depuis des années. Mais il était incapable de lui offrir ce qu’elle attendait.
Avec elle, tout aurait été plus simple : même monde, même ambitions. Mais il n’y avait pas de chaleur dans leur proximité. Seulement un arrangement tacite : deux solitudes qui se frôlaient sans jamais se confondre.
Il rouvrit les yeux et se demanda ce qu’elle ferait si elle apprenait qu’il avait laissé une inconnue poser les mains sur lui. Il se dit qu’elle en serait folle. Et, à cette pensée, il éprouva un mince soulagement : au moins, cela prouvait qu’il était encore capable de provoquer quelque chose chez quelqu’un.
Un bruit discret le fit sursauter. La porte s’entrouvrit. Il crut d’abord que Maéva revenait, mais c’était Cassandra qui entra. Vêtue d’un tailleur sombre, son regard glacial balaya la pièce. Il remarqua qu’elle avait pris soin de se maquiller, même à une heure indécente.
— Adam, soupira-t-elle, tu es encore ici. Il est presque deux heures.
Il ne répondit pas. Elle s’approcha, ses talons claquant contre le parquet. Son parfum envahit l’air, plus lourd, plus envahissant que celui de Maéva. Cassandra posa son sac sur la table, comme si elle était chez elle.
— Tu bois encore. Tu ne peux pas continuer comme ça. Tu vas te tuer, murmura-t-elle.
Il détourna le regard. Elle avait prononcé ces mots tant de fois qu’ils n’avaient plus de saveur.
— Va-t’en, Cassandra. Pas ce soir.
Elle ne bougea pas. Il sentit sa main effleurer son épaule. Il la laissa faire, parce qu’il n’avait plus la force de lutter.
— Laisse-moi rester, dit-elle dans un souffle. Je peux t’aider.
Il referma les paupières. Il aurait suffi d’un mot pour qu’elle vienne s’asseoir sur ses genoux, qu’elle cherche sa bouche, qu’elle s’imagine qu’un soir comme celui-là effacerait des années de vide. Mais il n’avait pas envie d’elle. Pas même pour combler le silence.
— Va-t’en, répéta-t-il plus bas.
Elle le fixa longuement, ses yeux se voilant de colère.
— Pourquoi ? Qu’est-ce qu’elle a fait, cette fille ? Je l’ai vue sortir. Tu l’as laissée te toucher ? Tu n’es même pas capable de te relever, et tu trouves encore le moyen de te laisser attendrir par une… une femme de ménage ?
Il serra les mâchoires. Il comprit qu’elle avait observé la scène depuis l’extérieur. Une honte sourde monta en lui : non pas parce qu’il avait laissé Maéva s’approcher, mais parce qu’il savait que Cassandra était prête à la réduire à un rôle misérable.
— Elle n’a rien fait, dit-il d’une voix basse. Rien, tu entends ?
— Alors pourquoi tu la regardais comme ça ? Pourquoi tu la laisses entrer dans ta tête ?
Il se leva brusquement. Le vertige lui donna l’impression que le plancher se dérobait. Il s’agrippa au dossier du fauteuil, inspira profondément.
— Pars, Cassandra. J’ai besoin d’être seul.
Elle le fixa encore. Ses yeux brillaient d’un éclat étrange, mélange de rage et de supplication.
— Tu me remercieras un jour, Adam. Quand tu comprendras qu’elle n’a pas sa place ici. Qu’aucune d’elles n’en a jamais eu.
Elle attrapa son sac et sortit sans refermer la porte. Il resta immobile, les mains crispées, le souffle court. Il pensa qu’elle avait raison : aucune d’elles n’avait sa place ici. Et pourtant, il savait qu’il reverrait Maéva.
Qu’il ne pouvait plus faire semblant d’être cet homme de marbre.
