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Chapitre 004

Les jours qui suivirent le dîner s’étirèrent comme un fil tendu. Rodrigo ne vivait plus qu’en fonction de ses rendez-vous avec Mariana. Chaque appel d’elle, chaque message, suffisait à faire battre son cœur d’un élan qu’il n’avait plus connu depuis sa jeunesse. Il se persuadait qu’il s’agissait seulement de respect professionnel, d’un désir de réussir plus fort que tout. Pourtant, il savait qu’il se mentait.

Il mentait aussi à Alma.

Ce mensonge avait commencé comme un écart sans importance. Une omission, rien de plus. Il avait dit qu’il travaillait tard, qu’il cherchait de nouveaux investisseurs. Elle l’avait cru. Elle l’avait toujours cru. Mais au fond, il sentait qu’elle pressentait la vérité.

Elle n’osait pas la formuler.

Il rentrait souvent au milieu de la nuit. Il se glissait dans le lit sans faire de bruit. Parfois, il la sentait qui retenait son souffle. Elle ne disait rien. Elle se tournait simplement vers le mur, et il éprouvait un soulagement qu’il ne voulait pas nommer. Il la remerciait presque en silence de ne pas le forcer à s’expliquer.

Le lendemain de la réception, Mariana l’avait appelé tôt, comme si elle n’avait pas dormi elle non plus.

— J’ai une proposition à vous faire, avait-elle dit.

Il s’était redressé sur sa chaise, le cœur battant.

— Je vous écoute.

— Nous avons un séminaire d’affaires à Mérida. Trois jours. Il y aura des dirigeants d’entreprise, des responsables politiques. C’est l’occasion parfaite pour consolider votre image.

— Trois jours…

— Oui. Je sais que c’est long. Mais vous devez montrer que vous êtes disponible, que vous faites partie de cette sphère. Vous comprenez ?

Il comprenait. Il comprenait trop bien. Il savait qu’Alma ne comprendrait pas.

Il hésita une seconde, avant d’inspirer profondément.

— D’accord. Envoyez-moi les détails.

— Parfait. Je suis certaine que ce sera bénéfique.

Elle avait raccroché, et il était resté là, le téléphone à la main, partagé entre une exaltation fébrile et une angoisse plus sourde.

Quand il avait annoncé à Alma qu’il partait trois jours, elle avait baissé les yeux.

— Et tu ne peux pas… emmener quelqu’un ?

Elle avait formulé la question d’un ton presque timide. Comme si elle savait déjà qu’il refuserait.

— Non, avait-il dit sèchement. Ce n’est pas un voyage de plaisir.

Elle avait hoché la tête, sans insister. Mais il avait vu ses mains se crisper contre le tissu de sa robe. Il s’était détourné, incapable de supporter son regard.

Le départ avait lieu un jeudi matin. Il avait fait mine de partir comme un employé ordinaire, son unique valise à la main. Il n’avait pas osé l’embrasser avant de franchir la porte. Il s’était contenté d’un signe vague. Elle était restée debout dans le seuil, tenant leur plus jeune fille contre sa hanche, comme une barrière silencieuse.

Le voyage jusqu’à Mérida avait été plus long qu’il ne l’avait pensé. Dans le compartiment de première classe, il s’était senti à sa place pour la première fois. Les sièges larges, les serveurs en gants blancs, les voix feutrées… Tout contribuait à lui donner l’illusion qu’il appartenait enfin à ce monde-là.

Quand il était arrivé à l’hôtel, Mariana l’attendait dans le hall. Elle portait un tailleur blanc qui rehaussait la couleur de sa peau. Ses cheveux étaient noués en une queue basse qui dégageait son visage. Il avait eu le souffle court en la voyant.

— Vous êtes arrivé, avait-elle dit avec un sourire calme. Vous n’avez pas eu de contretemps ?

— Non. Aucun.

— Parfait. Vous avez une heure pour vous installer. Le déjeuner commence à midi.

Elle lui avait désigné un employé qui le conduisit jusqu’à une suite élégante, plus vaste que son propre foyer. Il avait ouvert la fenêtre sur la ville blanche et senti un vertige.

Il avait voulu envoyer un message à Alma, simplement pour dire qu’il était bien arrivé. Mais il n’avait pas trouvé les mots. Il avait reposé son téléphone sur la table.

Le déjeuner se déroula dans un patio ombragé. Des fleurs de bougainvilliers pendaient au-dessus des tables. Les conversations allaient bon train. Mariana naviguait d’un groupe à l’autre, le présentant à chacun avec le même naturel.

— Rodrigo Jimenez, un entrepreneur prometteur.

Elle prononçait cette phrase sans emphase, mais il voyait que ses interlocuteurs la prenaient au sérieux. Comme si, par la seule autorité de sa voix, elle le hissait au même niveau qu’eux.

Le soir, il la rejoignit sur la terrasse pour un cocktail plus informel. Ils étaient assis côte à côte, leurs verres posés sur une table basse. La brise tiède soulevait quelques mèches de cheveux échappées de sa coiffure.

— Vous savez pourquoi j’ai accepté de travailler avec vous ? demanda-t-elle soudain.

Il tourna la tête vers elle, surpris.

— Pourquoi ?

— Parce que je reconnais l’ambition quand je la vois. Vous avez faim. Et la faim, c’est la moitié du chemin.

Elle avait dit cela sans le moindre sourire, comme une évidence. Il avait senti un élan de gratitude sauvage, presque de la dévotion.

— Merci. Je ne vous décevrai pas.

Elle avait baissé les yeux sur son verre. Il avait eu l’impression qu’elle songeait à autre chose, à un passé qu’il ne connaissait pas. Quand elle avait relevé la tête, son regard avait repris cette dureté tranquille.

— Il n’y a pas de place pour la tiédeur, Rodrigo. Ni dans les affaires, ni ailleurs.

Il n’avait pas répondu. Il n’en avait pas eu besoin.

La nuit était tombée quand il regagna sa suite. Il n’avait jamais autant redouté d’être seul avec ses pensées. Il s’était servi un verre de whisky dans le minibar et s’était assis près de la fenêtre, regardant les lumières de la ville.

Il avait pensé à Alma, à ses enfants endormis dans leur petite maison, à l’odeur de soupe et de linge humide. Il avait senti son cœur se serrer. Puis il avait pensé à Mariana, à la façon dont elle avait posé sa main sur son bras pour ponctuer ses paroles. Et tout le reste avait semblé si loin qu’il en avait presque eu honte.

Il avait bu lentement, conscient qu’il avait franchi un point de non-retour.

Le lendemain, pendant une conférence sur la stratégie d’entreprise, il avait reçu un message d’Alma.

« Les enfants te réclament. Tout va bien ? »

Il avait lu et relu ces mots sans parvenir à trouver une réponse. Finalement, il avait refermé son téléphone et s’était replongé dans les présentations, le visage impassible.

Quand Mariana était venue s’asseoir près de lui, il avait senti la chaleur de son bras contre le sien, et il n’avait plus pensé à rien d’autre qu’à cet instant précis, comme si tout son passé n’était qu’un vêtement trop usé qu’il venait enfin de quitter.

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