Chapitre 003
La semaine qui suivit leur première rencontre fut traversée par une impatience nerveuse que Rodrigo ne chercha pas à masquer. Du matin au soir, il pensait à Mariana. Il se repassait la scène de leur entretien, l’inflexion de sa voix, la netteté de son regard, ce sourire bref qui avait allumé en lui un feu qu’il n’avait plus ressenti depuis des années.
Il se mit à quitter la maison plus tôt. Il prétendait avoir des réunions imprévues, des dossiers urgents. Alma hochait la tête sans poser de questions, comme elle l’avait toujours fait. Elle avait appris, au fil des ans, à ne pas se mettre en travers de ses ambitions. Mais elle remarquait qu’il ne l’embrassait plus quand il partait. Qu’il ne s’arrêtait plus pour caresser la joue d’un enfant encore endormi.
Les matins étaient plus froids qu’autrefois, même si la saison ne l’exigeait pas.
Le mardi arriva, et avec lui le second rendez-vous. Rodrigo avait loué pour l’occasion un costume gris perle, sobre mais élégant. Il avait passé une heure entière à vérifier que sa chemise restait impeccable. Quand il se présenta devant le siège d’Aurum Partners, il avait le sentiment d’entrer dans un monde parallèle, où il n’était plus le même homme.
Cette fois, Mariana le reçut sans faire mine de le faire attendre. Elle se leva quand il entra, lui tendit la main, et l’invita à s’asseoir.
— Monsieur Jimenez, dit-elle, j’ai étudié votre dossier. Il y a un vrai potentiel. Vous êtes parti de rien, et vous avez su vous faire une place. C’est un parcours qui mérite d’être connu.
Il sentit la fierté gonfler sa poitrine. Depuis des années, il attendait qu’on reconnaisse ses efforts. Que quelqu’un d’important confirme qu’il n’était pas qu’un parvenu.
— J’aimerais vous accompagner, poursuivit-elle. Mais je dois être franche : je ne travaille pas avec tous les candidats qui se présentent. Je sélectionne ceux qui peuvent aller loin. Et vous avez ce qu’il faut.
Elle avait dit cela d’un ton tranquille, sans flatterie excessive. Mais il en éprouva un vertige. Comme si elle venait de lui octroyer un passeport pour un territoire qu’il n’aurait jamais cru accessible.
— Je vous remercie, dit-il, la voix plus grave qu’il ne l’aurait voulu.
Elle croisa les jambes, prit un stylo et le fit tourner entre ses doigts. Ses ongles étaient peints d’un rouge sombre qui contrastait avec sa peau claire. Chaque détail, chez elle, semblait calculé. Rien ne débordait, rien n’était laissé au hasard.
— Nous allons travailler sur votre image publique, dit-elle. Vous devrez accepter certaines contraintes. Il faudra revoir votre communication, vos relations avec la presse, et peut-être votre cercle proche.
Il fronça les sourcils.
— Mon cercle proche ?
— Les fréquentations pèsent sur la perception qu’on a de vous, expliqua-t-elle. Il faudra veiller à ce qu’aucune figure négative n’apparaisse dans votre sillage. Vous comprenez ?
Il comprenait trop bien. Pendant une seconde, le visage d’Alma s’imposa à son esprit, et il eut honte de l’associer au mot « négative ». Mais il repoussa ce scrupule. Mariana avait raison. Si son épouse ne correspondait pas à cette nouvelle image, il faudrait y remédier.
Elle reprit :
— Je vais organiser un dîner, samedi soir. Un petit cercle de partenaires et d’influenceurs. Je souhaiterais que vous soyez présent.
Il acquiesça aussitôt, sans réfléchir aux conséquences.
— Bien sûr. À quelle heure ?
— Vingt heures. Le lieu vous sera communiqué par mail. Venez seul. Il sera plus simple d’orienter les conversations si vous n’avez pas de distraction familiale.
Elle avait prononcé ces mots avec une douceur parfaite, sans ironie, sans jugement. Pourtant, il sentit une pointe d’inconfort. Il baissa les yeux, fit mine de relire ses notes.
Quand l’entretien prit fin, elle l’accompagna jusqu’à l’ascenseur. Il aurait voulu lui dire qu’elle changeait quelque chose en lui, qu’il n’avait plus jamais ressenti cette ferveur depuis qu’il avait commencé à gravir les échelons. Mais il garda le silence. Il pressentait qu’un mot de trop ruinerait la fragile estime qu’elle semblait lui porter.
Il quitta le bâtiment avec l’impression d’avoir traversé une frontière invisible. Il n’était pas certain de pouvoir revenir en arrière.
Sur le chemin du retour, il composa mentalement le discours qu’il tiendrait à Alma. Il lui dirait qu’il s’agissait d’un dîner professionnel, qu’il n’y avait aucune raison qu’elle l’accompagne. Il se persuadait que ce n’était pas un mensonge. Il sentait pourtant qu’il lui cachait plus que la simple nature d’un rendez-vous.
Quand il poussa la porte de la maison, les enfants jouaient sur le sol avec des morceaux de bois. Alma levait vers lui un regard plein d’espoir.
— Comment ça s’est passé ? demanda-t-elle.
Il retira sa veste, la posa soigneusement sur le dossier d’une chaise.
— Bien. Très bien, même.
Elle s’approcha, posa la main sur son bras.
— Je suis fière de toi.
Il baissa les yeux. Ses doigts tremblaient un peu. Il ne sut pas quoi répondre. Il avait cru qu’il éprouverait de la fierté, qu’il aurait envie de la prendre dans ses bras, de partager sa joie. Mais il ne ressentait qu’un vide étrange, comme si cette victoire n’avait plus rien à voir avec elle.
Le samedi arriva trop vite. Toute la journée, il trouva un prétexte pour s’absenter. Il prépara sa tenue dans un sac qu’il cacha dans le coffre de la voiture. Il rentra en fin d’après-midi, prétextant une réunion prolongée. Alma l’attendait avec un bol de soupe fumante.
— Tu es épuisé, murmura-t-elle. Mange un peu avant de repartir.
Il secoua la tête.
— Je n’ai pas faim.
Il évita son regard. Il savait qu’elle voyait qu’il mentait. Il savait qu’elle ne dirait rien.
Quand il quitta la maison, le soleil se couchait sur les toits de tôle. Il jeta un coup d’œil en arrière, juste avant de tourner à l’angle de la rue. Alma était restée dans l’encadrement de la porte, ses bras croisés contre sa poitrine, le visage mangé par l’ombre.
Il eut un pincement fugace, qu’il repoussa aussitôt.
Il monta dans sa voiture et démarra, le cœur battant.
La réception avait lieu dans une villa blanche, sur une colline qui dominait la baie. Le jardin était illuminé par des lanternes. Des serveurs en livrée passaient avec des plateaux d’amuse-bouche et des verres de cristal.
Rodrigo inspira longuement avant d’entrer. Il se sentait soudain ridicule, étranger à ce décor. Mais quand il franchit la porte, il aperçut Mariana, debout près d’un groupe d’invités. Elle portait une robe noire simple, sans bijoux. Ses cheveux relevés laissaient voir la ligne nette de sa nuque.
Elle tourna la tête vers lui, et ses yeux s’éclairèrent d’une reconnaissance polie.
— Monsieur Jimenez. Vous êtes ponctuel.
Il s’approcha, serra la main qu’elle lui tendait. Il éprouva un frisson, qu’il s’efforça de contenir.
Elle le présenta aux autres convives, sans forcer son ton. Comme s’il avait toujours appartenu à cet univers. Il se sentit soudain plus grand, plus sûr de lui.
Toute la soirée, il la suivit du regard. Chaque fois qu’elle s’éloignait pour accueillir un invité, il guettait son retour avec une impatience qu’il n’aurait pas su expliquer. Quand elle revenait près de lui, un simple mot suffisait à apaiser ses doutes.
— Vous vous sentez à l’aise ?
— Oui.
— C’est important, dit-elle doucement. Vous devez croire que vous méritez d’être ici.
Elle avait dit cela en le regardant droit dans les yeux. Et il l’avait crue.
Quand la soirée toucha à sa fin, elle posa une main légère sur son bras.
— Nous allons faire de grandes choses, Monsieur Jimenez. Vous verrez.
Il ne dormit pas cette nuit-là. Il rentra chez lui à l’aube, la tête pleine de promesses et de désirs qu’il ne s’avouait pas encore.
Dans le silence de la maison endormie, il comprit qu’il avait déjà choisi. Même si aucun mot n’avait été prononcé. Même si Alma ne le savait pas encore.
