Chapitre 005
Rodrigo rentra de Mérida un dimanche soir. Le train le déposait dans la gare centrale alors que les lampadaires s’allumaient un à un sur les quais. Il avait passé trois jours à se convaincre qu’il s’agissait d’un voyage d’affaires comme un autre, qu’il ne faisait que ce que n’importe quel homme ambitieux aurait fait à sa place. Pourtant, à l’instant précis où il descendit du wagon, une gêne sourde s’empara de lui.
Il n’avait pas donné de nouvelles depuis qu’il avait refermé la porte de la suite. Pas un appel, pas un message. Il avait voulu croire qu’il n’en avait pas eu le temps. Mais au fond, il savait qu’il avait seulement redouté d’entendre la voix d’Alma, de sentir dans son silence la réprobation qu’elle ne se permettrait jamais de formuler.
Il marcha jusqu’au parking, tira sa valise sans hâte. Dans la poche intérieure, il gardait la carte de Mariana, comme un talisman. Le trajet jusqu’au quartier populaire où ils vivaient encore lui parut plus long que jamais. Il se surprit à ralentir, comme s’il espérait que la nuit retarde l’inévitable confrontation.
Quand il se gara devant la maison, la lumière était encore allumée dans la petite pièce qui leur servait de salon. Il resta un instant derrière le volant, observant l’ombre immobile d’Alma derrière le rideau. Il se demanda ce qu’elle faisait à cette heure. Elle ne dormait pas. Il le savait. Elle attendait.
Il inspira profondément, se redressa et sortit de la voiture. Le grincement de la porte d’entrée résonna dans la maison comme un reproche. Alma était assise près de la table, les mains croisées sur ses genoux. Elle ne leva pas tout de suite les yeux vers lui.
— Tu es rentré, dit-elle enfin.
Il hocha la tête, posa sa valise contre le mur.
— Le voyage s’est bien passé ?
Sa voix était calme, sans ironie. Il sentit un soulagement amer qu’elle ne lui fasse aucun reproche.
— Oui. Tout s’est très bien passé.
Elle hocha la tête, baissa les yeux sur ses mains. Un silence s’installa, pesant. Il aurait voulu qu’elle dise quelque chose, qu’elle explose, qu’elle l’accuse. Cela aurait été plus simple. Mais Alma ne connaissait pas la colère. Elle ne connaissait que l’attente, et il comprit qu’elle continuerait à l’attendre, tant qu’il ne lui avouerait rien.
Il s’assit face à elle, incapable de soutenir son regard.
— J’ai beaucoup avancé sur mes projets, dit-il pour meubler le vide.
— Je suis contente.
Elle releva enfin les yeux. Il y lut quelque chose qu’il n’avait jamais vu auparavant. Pas du jugement. Pas de haine. Juste une tristesse si vaste qu’il en éprouva presque de la honte.
— Les enfants dorment ? demanda-t-il.
— Oui. Ils t’ont attendu, hier soir.
Elle ne précisa pas qu’ils s’étaient endormis près de la porte, les joues collées contre le carrelage froid. Elle ne dit pas qu’elle avait veillé toute la nuit à les couvrir quand ils bougeaient dans leur sommeil.
Il se leva, fit mine de retirer son manteau.
— Je vais les voir.
Elle hocha la tête, sans rien dire de plus.
Il poussa la porte de la chambre. Les quatre petits corps étaient étendus sur des matelas trop étroits. Il resta immobile, frappé par l’évidence de ce contraste : il venait de passer trois jours dans un hôtel où un seul de ses repas aurait nourri ses enfants une semaine entière. Il éprouva un mélange de fierté et de dégoût.
Quand il revint dans le salon, Alma n’avait pas bougé. Elle leva vers lui un regard plus décidé qu’à l’accoutumée.
— Rodrigo, dit-elle d’une voix posée, je ne veux pas me disputer. Mais je dois te poser une question.
Il tressaillit.
— Quelle question ?
— Est-ce qu’il y a… quelqu’un d’autre ?
Il aurait pu nier. Il aurait pu prétendre qu’il s’agissait d’affaires, rien d’autre. Mais il sut qu’elle ne le croirait pas. Pas entièrement. Il détourna le regard.
— Pourquoi tu me demandes ça ?
Elle eut un sourire las.
— Parce que tu n’es plus le même. Parce que je te vois partir, je te vois rentrer plus tard chaque jour, et je reconnais cette expression dans tes yeux. Celle que tu avais quand tu rêvais de changer nos vies.
Il ne répondit pas. Il sentit un battement lourd dans sa poitrine.
— Je ne te reproche rien, dit-elle plus doucement. Si tu as trouvé quelqu’un… Je veux seulement que tu me le dises.
Il resta muet. Il se sentait incapable de formuler la vérité, de la prononcer à haute voix. C’était trop tôt. Ou peut-être trop tard.
Elle baissa les yeux, comme si elle s’excusait d’avoir osé poser la question.
— Peu importe, murmura-t-elle. Quand tu voudras parler, je serai là.
Il se détourna, le souffle court. Il monta à l’étage sans un mot. Dans la chambre, il referma la porte derrière lui et s’adossa au mur, le cœur battant.
La nuit fut longue. Il dormit à peine. Il tourna et se retourna, hanté par l’image d’Alma qui l’attendait en silence, et par celle de Mariana, assise sur cette terrasse de Mérida, la voix basse et ferme.
Le lendemain, il se leva avant l’aube. Il enfila sa chemise, noua sa cravate. Quand il descendit, Alma était déjà debout, préparant le déjeuner des enfants. Il ne sut pas quoi lui dire. Il se contenta d’un signe de tête et sortit sans se retourner.
Sur le chemin du bureau, il composa le numéro de Mariana.
— Oui ? répondit-elle, la voix encore plus calme qu’à l’accoutumée.
— Mariana…
Il hésita. Il se sentait ridicule.
— J’avais juste envie de vous entendre.
Elle garda le silence quelques secondes, puis il entendit un léger rire.
— Vous savez, Rodrigo, il vaut mieux se concentrer sur les priorités. Nous avons du travail.
— Je sais.
— Nous pouvons déjeuner ensemble aujourd’hui, si vous le souhaitez.
Il sentit un soulagement presque douloureux.
— Oui. Oui, je veux bien.
— Très bien. Midi trente, au restaurant La Casa Azul.
Elle raccrocha sans rien ajouter.
Quand il rangea son téléphone, il se rendit compte qu’il avait la main qui tremblait. Il ne se souvenait pas de la dernière fois qu’il avait ressenti une attente aussi fébrile.
Il avait toujours cru que l’amour appartenait aux souvenirs, qu’on cessait un jour d’y croire. Mais en cet instant précis, il comprit qu’il était prêt à tout risquer pour éprouver encore cette exaltation.
Même à détruire ce qu’il avait passé des années à bâtir.
