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Chapitre 002

‎Le matin se leva sur une ville aux odeurs mêlées de poussière et de café brûlé. Rodrigo s’éveilla avant l’aube. Il avait l’habitude de ces réveils nerveux, où l’esprit se tendait déjà vers des calculs, des négociations, des promesses à demi tenues. Il resta allongé un moment, les yeux ouverts sur le plafond écaillé, incapable de se débarrasser de cette sensation d’urgence qui battait dans ses tempes.

‎Il se leva sans bruit, pour ne pas réveiller Alma. Dans la pénombre, il l’aperçut, recroquevillée sur le côté, ses cheveux en désordre sur l’oreiller. Il y eut un instant, bref et presque douloureux, où il se rappela le premier jour où il l’avait vue. C’était une après-midi de marché, et elle vendait des paniers tressés. Elle avait ri quand il avait marchandé avec elle, un rire clair qui avait percé la rumeur des passants.

‎Ce souvenir se dissipa comme une fumée. Il se détourna.

‎Il quitta la maison avant que le soleil ne se lève complètement, le cœur battant plus vite qu’à l’ordinaire. Sa chemise était propre, mais déjà un peu lustrée aux coudes. Il avait pourtant pris soin de la repasser la veille. En marchant jusqu’à l’arrêt de bus, il pensa qu’il lui faudrait bientôt investir dans un costume qui imposerait plus de respect. C’était presque une question de survie.

‎Le trajet jusqu’au quartier d’affaires lui parut interminable. Il tenta de se concentrer sur les chiffres, les échéances, les créances qu’il devait encore solder, mais la même image revenait sans cesse : la silhouette de Mariana, se découpant dans la lumière tamisée du restaurant. Il se demandait si elle se rappellerait seulement avoir croisé son regard.

‎Quand il arriva devant l’immeuble de verre qui abritait le siège d’Aurum Partners, il inspira profondément. Il avait obtenu un rendez-vous en prétextant un intérêt pour un partenariat en communication. Ce n’était pas totalement faux. Son entreprise, encore fragile, avait besoin d’un appui stratégique. Mais il savait que son vrai motif était plus trouble, plus personnel.

‎Il passa la porte tambour et sentit la fraîcheur du hall le saisir. Les réceptionnistes portaient le même tailleur gris perle, leurs visages maquillés avec une précision qui lui sembla presque intimidante. Il donna son nom. La jeune femme hocha la tête et lui désigna un fauteuil près de la baie vitrée.

‎— Madame Delgado va vous recevoir dans quelques minutes.

‎Il la remercia d’un signe et alla s’asseoir. Ses mains étaient moites. Il songea à Alma, qui devait se demander s’il avait emporté son déjeuner. Il s’interdit de penser plus longtemps à elle. Il n’avait pas le droit d’hésiter.

‎Après un temps qu’il jugea interminable, la réceptionniste revint.

‎— Monsieur Jimenez ? Vous pouvez monter. Cinquième étage, bureau 504.

‎Il se leva, conscient de la nervosité qui raidissait ses épaules. L’ascenseur le déposa devant un couloir silencieux, tapissé de tableaux abstraits. Il avança, le cœur cognant contre ses côtes.

‎Il frappa doucement à la porte.

‎— Entrez, fit une voix claire, de l’autre côté.

‎Il poussa le battant et resta un instant immobile sur le seuil.

‎Le bureau était vaste, inondé de lumière. Mariana se tenait debout derrière un large bureau d’acajou, une tablette à la main. Elle releva la tête et ses yeux ambrés se posèrent sur lui. Il fut frappé par la précision de son regard. Elle ne souriait pas encore. Elle l’évaluait.

‎— Monsieur Jimenez, c’est bien cela ?

‎— Oui. Bonjour.

‎Il s’approcha et tendit la main. Elle la serra avec une fermeté surprenante. Puis elle lui désigna un fauteuil.

‎— Je vous écoute.

‎Il s’assit, essayant de ne pas laisser paraître la fascination qu’il éprouvait. De près, elle était encore plus belle. Pas seulement belle, songea-t-il. Elle avait une présence. Quelque chose d’inaccessible et de parfaitement assumé.

‎— Merci de me recevoir, dit-il enfin. Je ne vais pas vous faire perdre de temps. Mon entreprise est en pleine croissance, et je souhaiterais renforcer mon image de marque. Je crois que votre expertise pourrait m’être utile.

‎Elle hocha la tête, neutre. Elle pianota quelques notes sur sa tablette.

‎— Pouvez-vous m’expliquer en quelques mots votre activité ?

‎Il se lança dans une présentation qu’il avait répétée toute la nuit. Il parla de ses débuts, de son chiffre d’affaires en augmentation, des opportunités qu’il entrevoyait. À mesure qu’il s’entendait, il sentit une sorte de fierté le regonfler. Il n’était plus ce gamin affamé des faubourgs. Il avait bâti quelque chose.

‎Mariana l’écoutait sans l’interrompre. De temps à autre, elle posait une question brève, précise. Il comprit qu’elle ne se laissait impressionner par rien. Ni par les chiffres, ni par les grands discours.

‎Quand il eut terminé, elle se renversa contre le dossier, croisant les bras.

‎— Vos résultats sont intéressants, admit-elle. Mais vous savez que votre secteur est très concurrentiel. Si vous voulez exister dans les médias, il vous faudra consentir à des investissements conséquents.

‎— Je suis prêt, répondit-il, la voix un peu rauque.

‎Elle haussa un sourcil, comme surprise par son aplomb. Puis, pour la première fois, elle sourit. C’était un sourire presque imperceptible, qui lui serra la poitrine plus sûrement que n’importe quelle main.

‎— Bien. Je vais étudier votre dossier. Nous pourrions nous revoir la semaine prochaine. Disons… mardi, à quinze heures ?

‎— Mardi, oui. Parfait.

‎Il se leva. Il aurait voulu trouver une formule brillante, un mot qui l’obligerait à le regarder différemment. Mais il ne sut rien dire d’autre qu’un remerciement banal.

‎Elle l’accompagna jusqu’à la porte.

‎— Bonne journée, Monsieur Jimenez.

‎Il hocha la tête et sortit, la nuque brûlante. Il eut la certitude qu’elle oublierait son nom dès qu’il aurait refermé la porte. Pourtant, en redescendant dans la rue, il éprouvait un élan nouveau. Une sorte d’ivresse, mélange d’espoir et de résolution.

‎Il marcherait jusqu’au bout de ce qu’il avait commencé. Il ferait tout ce qu’il fallait pour appartenir à ce monde-là.

‎Quand il arriva chez lui, la nuit était tombée. Alma l’attendait, assise près de la table, les mains jointes. Les enfants dormaient dans un coin, roulés dans des couvertures trop courtes.

‎Elle leva vers lui un visage fatigué, mais plein d’un amour simple.

‎— Tu n’as pas mangé, murmura-t-elle. J’ai gardé un peu de soupe.

‎Il la regarda sans répondre. Dans la lumière pauvre de l’ampoule, elle paraissait encore plus étrangère à la vie qu’il convoitait. Il sut, avec une certitude glaciale, que ce qu’il ressentait pour elle n’était plus de l’amour. Peut-être un reste de gratitude, ou un vague respect, mais rien qui puisse survivre à son ambition.

‎— Je n’ai pas faim, dit-il simplement.

‎Il ôta sa veste et s’assit à l’autre bout de la table, le regard perdu. Dans sa poche, il tenait la carte de Mariana, comme un talisman.

‎Il ne savait pas encore combien ce simple rectangle de papier allait changer sa vie.

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