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L'art de brouiller les choses

Je ne saurais pas dire exactement ce qui a changé en moi, mais c'était là, réel, palpable. Comme si une version plus affirmée de moi-même avait enfin trouvé le chemin jusqu'à la surface. Et pourtant, ce n'était pas du courage. C'était autre chose. Une sorte de lucidité froide. Un sentiment de nécessité. Un déclic silencieux, presque violent.

J'avais joué. J'avais bougé les pions. Et à présent, j'étais en train de changer les règles. Plus question d'attendre d'être choisie. J'avais décidé d'être le centre de l'histoire, la variable incontrôlable dans leur équation trop bien ficelée.

Le message de Seth à l’issue de ma sortie avec Eliott était resté sans réponse. Et ça m’avait procuré un plaisir amer. Pas une victoire, pas vraiment. Plutôt une brèche. Un début. Une faille dans le vernis de leur petit monde parfait.

Et ce lundi matin-là, je me sentais comme un animal aux aguets. Présente. Stratégique. Dangereuse.

-

Dans les couloirs du lycée, les regards fusaient. Camille avait les traits tirés, Seth semblait ailleurs. Eliott, lui, était déjà près de mon casier quand je suis arrivée. Il tenait un gobelet de café entre ses doigts, et un sourire paresseux flottait sur ses lèvres.

— Salut, m’a-t-il lancé d’un ton calme.

Je lui ai souri. Juste ce qu’il fallait. Ni trop, ni pas assez. Il s’est approché un peu plus, ses yeux ancrés dans les miens comme s’il cherchait une vérité sous la surface.

— Seth t’a cherchée tout le week-end, tu sais.

— Je sais.

Je ne voulais pas en dire plus. Pas tout de suite. Pas devant les autres. Et pas devant ce sourire légèrement inquiet qu’Eliott m’offrait. Il savait. Il comprenait. Mais il attendait de voir si j’étais prête à aller plus loin dans ce jeu trouble.

Il s’est penché vers moi, me glissant à l’oreille :

— Il m’a posé des questions. Sur nous.

Je l’ai fixé, intriguée.

— Et t’as dit quoi ?

— Rien. J’ai juste souri.

Je n’ai pas pu m’empêcher de sourire moi aussi. Pas parce que c’était charmant. Parce que c'était malin. À ce jeu-là, Eliott n’était pas un pion. Il était un complice. Et peut-être, juste peut-être, il était aussi une possibilité réelle.

Mais j'aurais tort de croire que tout était sous contrôle.

-

Le déjeuner fut un théâtre silencieux. Seth était à sa table habituelle, Camille collée à lui, mais leur langage corporel était un livre ouvert : il se raidissait quand elle le touchait, il ne riait plus aux blagues. Elle, elle se forçait à paraître détendue. Mais son regard glissait vers moi, comme une alarme qui ne s'éteint pas.

Je me suis assise en face d’Eliott. Il m’a tendu une pomme. J’ai accepté, amusée.

— Tu veux qu’on sorte ce soir ?

J’ai levé les yeux vers lui, attentive.

— Encore ? Tu vas me faire croire que tu m’apprécies vraiment.

Il a haussé les épaules, avec ce demi-sourire un peu provocateur.

— Peut-être bien que oui.

Je n'ai rien dit. Mais j’ai senti l’air changer autour de nous. Camille avait entendu. Seth aussi, probablement. Ce n'était pas de la provocation gratuite. C'était une affirmation.

J'étais là. Et j'étais choisie. Cette fois, ce n'était pas une supplique. C'était une déclaration de guerre en silence.

-

En cours de français, Seth s’est assis à côté de moi. Camille à l’autre bout de la classe, trop loin pour intervenir.

— Tu m’évites ? a-t-il demandé doucement.

Je n’ai pas tourné la tête. Mon regard est resté fixé sur la fenêtre.

— Je m’adapte.

Il a soufflé. Un son presque agacé.

— T’as vraiment besoin de jouer à ça avec Eliott ?

Cette fois, je l’ai regardé. Longuement.

— Est-ce que tu m’as regardée, Seth ? Vraiment regardée, une seule fois ?

Il a détourné les yeux.

— C’est pas si simple.

— Non. Ça, c’est l’excuse des gens qui refusent de choisir.

La prof a commencé son cours, et il n’a rien ajouté. Mais je sentais la tension entre nous, comme une corde tendue prête à claquer.

Et dans ce silence, il y avait plus de mots que dans toutes nos conversations.

-

Ce soir-là, Eliott m’a emmenée près du canal. On a marché longtemps, sans but. Je sentais que quelque chose le travaillait. Il observait les reflets dans l’eau comme s’il y cherchait des réponses qu’il n’osait pas formuler.

— Je peux te poser une question ? a-t-il dit en s’arrêtant.

J’ai hoché la tête.

— Est-ce que je suis juste un moyen pour toi ?

J’ai serré les lèvres. Pas par culpabilité. Par hésitation. Je voulais répondre non. Mais ce n’était pas entièrement vrai.

— Tu es quelqu'un qui compte. Je ne sais pas encore comment, ni pourquoi. Mais tu comptes.

Il a dû sentir l'honnêteté dans ma voix, car il n’a pas insisté. Il a pris ma main. Et cette fois, je ne l’ai pas repoussée. Je ne savais pas si je l’aimais. Mais j’aimais ce qu’il représentait : un choix, une réponse, un début de reconstruction.

Et quand il m’a embrassée, doucement, je me suis laissée faire. Ce n'était pas une explosion de passion. C'était plus subtil. Plus réel. Plus humain.

Et en rentrant chez moi, cette nuit-là, j’ai écrit dans mon carnet:

"Je crois que je suis en train de tomber. Mais je ne sais pas encore dans quelle direction."

-

Le lendemain, Camille m’a confrontée dans les toilettes du lycée. C’était inévitable. L’affrontement avait été retardé, mais pas évité.

— Tu joues à quoi, exactement ?

Je me suis lavé les mains sans la regarder.

— Je vis ma vie. Toi ?

Elle a posé les mains sur le rebord du lavabo, furieuse.

— Tu crois que tu peux foutre en l’air tout ce qu’on construit avec Seth ?

Je l’ai fixée, calme.

— Tu crois vraiment que c’est moi, le problème, Camille ? Ou c’est qu’il ne te regarde plus comme avant ?

Elle a eu un geste de recul. Pas physique. Mais j’avais touché juste. Et elle le savait.

Je suis sortie sans attendre sa réponse. Ce n’était pas une victoire. C’était une déclaration de position. Un rappel.

-

Le vendredi, tout a dérapé.

Un message. Une photo.

Camille avait envoyé à Seth une photo de moi et Eliott, dans les bras l’un de l’autre. Pas de baiser. Juste cette proximité trop parlante.

Et Seth est venu me voir. Pas en privé. Devant tout le monde, devant la cafétéria.

— Tu t’amuses bien ?! a-t-il balancé, les yeux brillants de colère.

Eliott s’est levé aussitôt, prêt à intervenir.

— Seth, stop.

Mais Seth était lancé.

— C'était quoi, ton but, Léa ? Me faire payer ? Faire semblant avec mon frère ? Ou t'amuser avec nous deux ?

Un cercle s’est formé autour de nous. Les regards curieux. Les téléphones déjà sortis.

J’aurais pu nier. J’aurais pu me taire.

Mais non.

— Tu m’as ignorée, Seth. J’ai crié, et tu n’as pas réagi. Alors oui, j’ai tourné la page. Et devine quoi ? Ton frère, lui, m’écoute.

Seth a reculé, blessé. Pas en colère. Pas vraiment. Juste touché. Vraiment touché.

Camille s’est levée à son tour. Mais Seth n’a même pas réagi à sa présence. Il est parti. Comme un garçon à qui on vient d'arracher une certitude.

Eliott m’a regardée, longuement.

— Tu viens ?

J’ai pris sa main. Et cette fois, c’est moi qui l’ai tiré vers la sortie. Je n’avais pas gagné. Mais je n’avais plus peur de perdre.

-

Ce soir-là, j’ai compris une chose.

Je n'étais plus seulement une fille amoureuse. J'étais devenue un choix. Une conséquence. Une faille dans leur équilibre parfait.

Mais les failles, parfois, laissent passer la lumière.

Et désormais, je n'étais plus dans l’ombre.

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