Ça été trop simple
Le lundi qui suivit l’éclat dans la cafétéria, un silence étrange s’était abattu sur le lycée. Pas un silence paisible — non — mais plutôt cette tension feutrée qui précède les orages. Un calme sourd, chargé de regards volés et de messes basses. Les couloirs n’étaient plus tout à fait les mêmes. C’était comme si chaque pas que je faisais laissait une trace invisible, un écho.
Je n’étais plus la fille discrète qui passait inaperçue. J’étais devenue celle dont on parle.
Et quelque part, j’aimais ça.
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Dès la première heure de cours, je sentais les effets de mon choix. Seth n'était pas là. Son absence criait plus fort que n'importe quelle confrontation. Camille, elle, gardait la tête haute, mais ses yeux trahissaient la fatigue. L’humiliation qu’elle avait vécue, c’était aussi la mienne, mais moi j’avais repris le contrôle. Elle, non.
Eliott m’a attendu à la sortie de la classe. Il n’a rien dit. Juste marché à côté de moi. Sa présence était réconfortante, solide. Je m’y raccrochais sans le dire. C’était bizarre. C’était lui, maintenant, mon ancre.
— Tu veux qu’on sorte de là ce midi ? m’a-t-il proposé en traversant la cour.
— Où ça ?
— Un endroit sans téléphone, sans Camille, sans rumeurs. Juste toi et moi.
J’ai acquiescé. Ce n’était pas une fuite. C’était une pause. Une bouffée d’air.
On a pris sa moto, et en vingt minutes, on était au bord d’un lac, à la sortie de la ville. L’eau était calme, presque miroir. Le vent léger dans les arbres. Le contraste avec le lycée était saisissant.
On s’est installés sur un banc, et il a sorti deux sandwiches qu’il avait préparés. Ce genre de détail simple, presque intime, me désarmait.
— Tu regrettes ? a-t-il demandé après un moment de silence.
— Regretter quoi ?
— Ce qui s’est passé avec Seth. Le fait que tout soit devenu aussi… compliqué.
J’ai fixé l’eau. Il y avait mille réponses possibles. Mais une seule vraie.
— J’aurais préféré qu’il m’aime. Mais je ne regrette pas d’avoir été honnête.
Il a hoché la tête.
— Tu crois que c’est moi, maintenant ? Que je suis le choix de repli ?
— Tu n’es pas un plan B, Eliott. C’est juste que… tout s’est enchaîné si vite.
Il a souri, un peu triste.
— Tu peux me le dire si c’est encore lui, tu sais.
Je l’ai regardé. Longtemps. Et j’ai dit, sans hésitation :
— Ce n’est plus lui. C’est toi.
Ce n’était pas un mensonge. C’était une vérité naissante. Quelque chose de fragile mais sincère.
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La semaine a continué avec ce même rythme étrange. Seth était revenu en classe, distant, froid. Pas un mot. Pas un regard. Juste un mur. Camille avait repris sa place près de lui, comme une statue à demi effacée. Ils n’étaient plus un couple flamboyant. Ils étaient une image brisée qu’on essaie de recoller par habitude.
Un jour, en fin d’après-midi, j’ai croisé Seth seul dans le hall. Il rangeait son sac, le dos courbé. Il m’a vue. J’ai hésité à détourner les yeux. Mais non.
— Tu comptes me faire la gueule jusqu’à la fin de l’année ?
Il a levé la tête, surpris.
— Tu m’as détruit devant tout le monde, Léa. Qu’est-ce que tu veux que je fasse ?
— T’avais qu’à m’écouter quand je te parlais. J’ai été claire. Tu m’as ignorée.
— Parce que j’étais perdu, merde !
Il a frappé son casier du poing. J’ai sursauté. Mais je n’ai pas bougé.
— Tu crois que c’était facile ? Que je pouvais juste tout plaquer pour toi alors que tu m’as dit, il y a six mois, que t’étais amoureuse de mon frère ?
— Et toi, t’étais pas capable de te demander pourquoi j’avais changé ? Pourquoi j’étais là, devant toi, vulnérable ?
Il m’a regardée, les mâchoires serrées.
— Tu m’as échappé, Léa. Et maintenant… c’est trop tard.
Je n’ai rien dit. Parce que cette fois, c’est moi qui n’avais plus rien à dire.
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Le vendredi soir, Eliott m’a proposé de venir chez lui. Ses parents étaient absents. Je n’ai pas dit non. C’était un pas de plus dans cette histoire qui nous liait désormais.
Son appartement était rangé, chaleureux. On s’est installés sur son canapé, des bières à la main. On a parlé longtemps. De tout, de rien. Puis de nous. Et soudain, il a dit :
— Tu m’intimides.
J’ai ri.
— Moi ? Tu plaisantes ?
— T’as un feu en toi. Un truc que tu caches. Et je sais pas si je suis assez fort pour le contenir.
Je l’ai regardé, touchée. Puis je me suis rapprochée.
— Peut-être que t’as pas besoin de le contenir. Juste de le comprendre.
Ce soir-là, on s’est embrassés comme si c’était la première fois. Et peut-être que c’était le cas. Parce que cette fois, il n’y avait plus de flou. Plus d’ambiguïté. Il y avait juste nous.
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Mais la vie n’est jamais aussi simple.
Le lundi suivant, un nouveau bruit de couloir circulait. Quelqu’un avait vu Camille pleurer dans les toilettes. D’autres disaient qu’elle et Seth s’étaient séparés.
Et puis, l’impensable : Seth m’a attendue à la sortie du cours de maths.
— Je peux te parler ?
J’ai hésité. Puis j’ai dit oui.
On s’est isolés dans un couloir vide. Il paraissait fatigué. Usé.
— Je voulais juste te dire que j’étais désolé.
J’ai hoché la tête. Pas par pitié. Par reconnaissance.
— Merci. Mais tu sais que c’est trop tard, non ?
Il a souri tristement.
— Ouais. Je sais.
Il s’est approché, comme pour me dire autre chose. Puis il s’est ravisé.
— Prends soin d’Eliott.
J’ai froncé les sourcils.
— Pourquoi tu dis ça comme si t’allais disparaître ?
— Parce que c’est ce que je dois faire. Vous méritez d’avoir votre chance.
Et il est parti.
Cette fois, c’était vraiment la fin.
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Mais la fin de quoi, exactement ? De mes sentiments pour Seth ? Peut-être. De mon histoire avec lui ? Sans doute. Mais surtout, la fin d’un déséquilibre.
Eliott et moi, on avançait. Lentement, mais avec sincérité. On se découvrait. On se choisissait.
Mais l’amour, ce n’est jamais un long fleuve tranquille.
Et ce que je ne savais pas encore, c’est que Camille, elle, n’avait pas dit son dernier mot.
