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Les ombres du passé

John n’avait pas rouvert un carnet depuis des années.

Il s’était installé dans un coin de la librairie, feuilletant distraitement les premières pages vierges. Son regard fixait l’encre invisible de ce qu’il n’osait pas écrire.

Il savait pourquoi.

Il avait appris, avec le temps, que certains souvenirs prenaient trop de place une fois couchés sur papier.

Et il y en avait un en particulier qu’il s’efforçait d’oublier.

Il ferma les yeux.

Mais comme toujours, il revint à lui.

Un hôpital aux lumières blafardes. L’odeur antiseptique, le bruit discret des machines.

Et elle, allongée là.

Sa mère.

Son souffle était léger, presque imperceptible. Une main frêle posée sur le drap blanc.

Elle lui avait souri ce jour-là. D’un sourire faible, mais sincère.

— Tu es trop dans ta tête, John.

C’était ce qu’elle lui disait toujours.

— Tu observes le monde, mais tu ne vis pas dedans.

Il n’avait pas su quoi répondre. Il s’était contenté de serrer doucement sa main, retenant cette boule familière dans sa gorge.

Il était resté avec elle jusqu’à ce que la fatigue prenne le dessus.

Et quand il était revenu le lendemain, la chambre était vide.

Un frisson le parcourut et il rouvrit brusquement les yeux.

Pourquoi est-ce que ce souvenir revenait maintenant ?

Il repoussa le carnet et se massa les tempes.

Il n’avait jamais su quoi faire de cette absence.

Alors il avait continué. Avancé sans bruit. Se contentant d’exister sans jamais trop s’attacher.

Jusqu’à maintenant.

Jusqu’à cette sensation étrange, ce trouble qui revenait dès qu’il pensait à Anna.

Il inspira profondément et reprit le carnet entre ses mains.

Peut-être que cette fois, il écrirait.

Peut-être que cette fois, il laisserait enfin quelque chose sortir.

Le carnet noir était toujours posé devant lui, mais John n’arrivait pas à en tourner la première page.

Il savait que s’il écrivait, il ouvrirait quelque chose qu’il avait passé des années à sceller.

Et ce n’était pas qu’un simple souvenir.

C’était un poids qu’il portait depuis trop longtemps.

Il avait 19 ans quand elle était partie.

Il se revoyait encore, assis dans ce couloir d’hôpital, à fixer les dalles grises du sol, incapable de lever les yeux. Le tic-tac de l’horloge au mur résonnait trop fort dans sa tête.

Les infirmières passaient, silencieuses. Il y avait quelque chose d’injuste dans leur indifférence, comme si elles étaient habituées à voir des fils attendre ce genre de nouvelles.

Lui, il ne l’était pas.

Quand le médecin était venu vers lui, il avait su avant même qu’il parle.

Un simple regard avait suffi.

Il n’avait rien dit.

Il avait juste hoché la tête, un automatisme, comme si son corps savait réagir même quand son esprit refusait d’enregistrer l’information.

Après, tout s’était enchaîné trop vite.

Les appels, les formalités, les jours qui se succédaient sans qu’il ne comprenne vraiment comment. Il avait flotté dans cette période comme un spectateur, incapable d’affronter la réalité en face.

Parce que s’il l’acceptait, il devait aussi accepter ce qu’il n’avait jamais eu le courage de dire.

Il n’avait pas été là.

Pas autant qu’il aurait dû.

Il l’avait su bien avant qu’elle tombe malade.

Sa mère voyait en lui une sensibilité qu’il passait son temps à masquer. Elle lui disait souvent qu’il fuyait trop. Qu’il s’enfermait dans son monde au lieu d’affronter ce qu’il ressentait vraiment.

Il n’avait jamais voulu entendre ça.

Alors, il était parti.

À 18 ans, il avait trouvé un prétexte pour s’éloigner, des études dans une autre ville, une nouvelle vie à commencer. Il s’était persuadé qu’il était comme tout le monde, qu’il pouvait fonctionner normalement, sans se perdre dans les émotions des autres, sans porter un fardeau qui n’était pas le sien.

Mais quand elle était tombée malade, il avait compris.

Qu’il n’y avait jamais eu de fuite possible.

Il était revenu. Trop tard.

Il passa une main sur son visage, rouvrit lentement les yeux.

Ce poids était toujours là.

Il s’était construit autour. Il avait appris à faire semblant, à se fondre dans le décor, à ne pas trop s’attacher.

Parce qu’au fond, il avait peur.

Peur de reproduire les mêmes erreurs.

Peur d’être à nouveau absent au moment où ça compterait vraiment.

Et maintenant, il y avait Anna.

Il ne comprenait pas pourquoi elle troublait cet équilibre qu’il avait mis tant de temps à construire.

Mais il savait une chose :

S’il commençait à écrire dans ce carnet, il ne pourrait plus faire semblant.

John referma doucement le carnet et le glissa dans la poche de son manteau.

Il ne l’ouvrirait pas aujourd’hui.

Mais il savait qu’il finirait par le faire.

Dehors, la bruine s’était transformée en une pluie fine, rendant l’air plus froid. Il hésita un instant, puis décida de marcher. Il ne savait pas où il allait, mais il avait besoin de mouvement, de quelque chose pour étouffer ce qu’il venait de réveiller en lui.

Ses pas l’amenèrent sans qu’il y pense devant le café habituel.

Il s’arrêta, hésitant.

À l’intérieur, les lumières tamisées diffusaient une chaleur réconfortante. Quelques silhouettes occupaient les tables, absorbées dans leurs discussions ou leurs lectures.

Puis, il l’aperçut.

Anna.

Elle était assise près de la vitre, un carnet ouvert devant elle, une tasse de thé fumante à côté.

Il sentit un frisson le parcourir.

Il aurait dû repartir.

Mais il n’en fit rien.

Presque malgré lui, il poussa la porte et entra.

Le tintement familier de la clochette résonna doucement.

Elle releva la tête.

Leur regard se croisa.

Un instant suspendu.

Elle ne sourit pas tout de suite. Il y eut une seconde d’hésitation, une sorte d’évaluation silencieuse. Puis, finalement, un léger sourire apparut sur ses lèvres.

— Salut.

Sa voix était douce, mais teintée d’une curiosité qu’il ne savait pas interpréter.

John hocha légèrement la tête, s’approchant.

— Salut.

Il y eut un silence. Pas un silence gênant, mais plutôt chargé d’une tension discrète, presque imperceptible.

Elle referma son carnet, tapotant la couverture du bout des doigts.

— Tu veux t’asseoir ?

Il ne savait pas pourquoi il hésita.

Peut-être parce qu’il sentait que cet échange n’était pas anodin.

Mais il tira une chaise et s’installa en face d’elle.

Et pour la première fois, il se demanda si, sans le vouloir, il n’était pas en train de s’attacher.

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