Conversations en clair-obscur
Le silence s’installa entre eux, mais ce n’était pas un silence vide. C’était un espace où se jouait quelque chose d’invisible, une tension discrète, comme si ni l’un ni l’autre ne savait par où commencer.
Anna fut la première à briser le moment.
— Je crois que c’est la première fois que tu viens t’asseoir avec moi.
John haussa légèrement les épaules.
— Peut-être.
Elle l’observa un instant, un léger sourire aux lèvres, avant de tapoter son carnet du bout des doigts.
— Tu dessines ?
Il suivit son geste du regard.
— Non.
— Alors, c’est quoi ?
John hésita. Il pouvait mentir. Ou minimiser.
Mais il se surprit à dire la vérité.
— Un carnet vierge.
— Tu comptes en faire quoi ?
Il la regarda, cherchant s’il y avait une vraie curiosité derrière sa question ou juste une politesse. Mais elle ne semblait pas vouloir meubler la conversation. Elle voulait une vraie réponse.
Il baissa les yeux sur sa tasse de café.
— Je ne sais pas encore.
Anna ne le pressa pas. Elle hocha simplement la tête, comme si elle acceptait cette réponse incomplète.
Puis, après un instant :
— Tu écris ?
Il esquissa un sourire, un peu amer.
— Ça fait longtemps que non.
— Et avant ?
— Avant… oui.
Il sentit le regard d’Anna se poser sur lui avec plus d’intensité.
— Pourquoi t’as arrêté ?
Il joua distraitement avec la anse de sa tasse.
— Parce que c’est dangereux d’écrire.
Elle haussa un sourcil.
— Dangereux ?
Il releva enfin les yeux vers elle.
— Mettre des mots sur ce qu’on ressent, ça le rend plus réel.
Un bref silence.
Anna pencha légèrement la tête.
— Et tu préfères que ce ne soit pas réel ?
John ne répondit pas tout de suite.
Mais il savait que la réponse était oui.
Anna ne détourna pas les yeux. Il y avait chez elle une manière de sonder les silences, de laisser de la place aux non-dits sans les forcer à s’expliquer.
Elle tapota son carnet une nouvelle fois, un geste inconscient.
— Moi aussi, j’écris.
Il ne s’y attendait pas.
Elle sourit légèrement.
— Enfin… pas comme toi, j’imagine. Plutôt des idées, des bouts d’émotions. Des fragments de choses que je n’arrive pas à dire autrement.
John se sentit étrangement compris à cet instant.
Il hocha doucement la tête.
— Peut-être que c’est pour ça que j’ai acheté ce carnet.
— Parce que tu veux dire ce que tu n’arrives pas à dire autrement ?
Il la regarda, troublé par la justesse de ses mots.
— Peut-être.
Un silence, encore.
Mais cette fois, il n’était plus chargé d’incertitude.
Plutôt d’une sorte de reconnaissance muette.
Anna baissa les yeux sur sa tasse, la fit tourner entre ses mains.
— Si tu écris un jour… j’aimerais bien lire.
John sentit son cœur rater un battement.
Il ne savait pas encore s’il en serait capable.
Mais pour la première fois depuis longtemps, l’idée de poser des mots sur ce qu’il gardait en lui ne lui semblait plus aussi impossible.
John n’avait pas prévu de rester aussi longtemps.
Mais quelque chose dans cette conversation l’avait retenu.
Il y avait une fluidité étrange entre eux, une facilité qu’il ne s’expliquait pas. Anna ne remplissait pas les silences inutilement, elle ne cherchait pas à le percer à jour. Elle était juste là, présente, sans pression.
Et c’était nouveau pour lui.
Ils avaient continué à parler, doucement, sans forcer le rythme. De livres, de musique, de ces petits riens du quotidien qui, sans qu’on sache pourquoi, nous touchent plus que d’autres.
— Tu viens souvent ici ? demanda-t-elle à un moment.
John haussa légèrement les épaules.
— Oui. C’est calme.
Elle sourit.
— Moi aussi. C’est marrant qu’on ne se soit jamais vraiment parlé avant.
Il ne répondit pas tout de suite. Il savait pourquoi.
Parce qu’il évitait ce genre d’attachements.
Parce que c’était plus simple.
Mais ce soir, il n’avait pas envie de fuir.
Anna posa son menton sur sa main, l’observant avec cette lueur d’intérêt discret qu’il commençait à reconnaître chez elle.
— T’es un mystère, John.
Il esquissa un sourire.
— Et toi, t’es perspicace.
— Ça t’embête ?
Il secoua la tête.
— Non.
Elle le scruta un instant, puis détourna le regard vers la vitre, où la pluie dessinait des sillons sur le verre.
— C’est agréable, non ? De juste être là.
John suivit son regard.
La rue était paisible, les lumières des réverbères diffusant une lueur douce sur le bitume mouillé. Il y avait quelque chose de figé dans cet instant, comme si rien d’autre n’existait que cet espace hors du temps, eux deux, et cette connexion silencieuse qui se tissait sans effort.
Il baissa les yeux vers sa main posée sur la table.
Et il fut surpris de voir qu’Anna, elle aussi, regardait cette main.
Pas de manière appuyée. Juste un instant.
Puis elle releva la tête, et son sourire s’agrandit légèrement.
— On devrait faire ça plus souvent.
Il sentit son cœur battre un peu plus fort.
Il aurait dû hésiter. Il aurait dû trouver une excuse.
Mais au lieu de ça, il répondit simplement :
— Oui.
Et c’était peut-être la première fois qu’il ouvrait vraiment une porte sans chercher à la refermer aussitôt
