Les esquisses du doute
Anna referma la porte de son appartement et posa son sac sur la table. L’endroit était petit mais chaleureux, encombré de carnets, de crayons et de toiles inachevées. Les murs étaient recouverts de croquis – des visages, des silhouettes, des fragments d’émotions qu’elle avait figés sur papier.
Elle retira son manteau et s’adossa un instant contre la porte, fermant les yeux.
Elle aurait dû se sentir bien en rentrant chez elle. Cet espace était son refuge, le seul endroit où elle pouvait vraiment être elle-même. Pourtant, ce soir, une sensation étrange l’habitait.
Elle se laissa glisser le long du bois, ramenant ses genoux contre elle.
Pourquoi ce moment au Nox la hantait-il autant ?
Elle était toujours restée en retrait. Observer les autres lui suffisait. C’était plus simple ainsi. Moins risqué.
Elle pensa à son passé, aux années où elle s’était efforcée de ne pas prendre trop de place. À l’adolescence, elle était celle qui écoutait sans parler, celle qui disparaissait dans le décor pendant que les autres brillaient.
Elle se souvenait des fêtes où elle restait dans un coin, un carnet sur les genoux, croquant des fragments de visages sans jamais oser s’approcher.
Avec le temps, elle s’était habituée à cette discrétion, à cette distance entre elle et le monde.
Et pourtant, ce soir, une simple interaction avec John avait fissuré cette barrière.
Pourquoi lui ?
Elle se redressa et marcha lentement vers son bureau. Sur la dernière page de son carnet, il était là.
Son regard grave. Ses traits marqués par une mélancolie qu’elle devinait sans la comprendre.
Elle attrapa son crayon, hésita.
Son téléphone vibra, la tirant de ses pensées.
Clara.
Clara : Toujours au café ? T’as croisé ton inconnu ?
Anna soupira. Clara était la seule personne qui connaissait cette obsession silencieuse qu’elle avait développée pour John.
Elle hésita, puis répondit.
Anna : Oui.
Clara : Et ?
Anna fixa l’écran. Elle aurait pu répondre rien, mais ce ne serait pas vrai.
Clara : Ne me dis pas que t’es encore en train de le dessiner…
Anna baissa les yeux vers son carnet, où elle venait inconsciemment d’ajouter des détails à l’ombre sous ses yeux.
Anna : Bonne nuit, Clara.
Clara : T’es incorrigible.
Un sourire léger passa sur ses lèvres, mais son esprit restait troublé.
Elle savait qu’elle s’attachait à une illusion.
Elle ne connaissait pas John.
Mais elle le dessinait. Encore et encore.
Comme si, en traçant ses contours, elle espérait comprendre ce qu’elle-même ressentait.
Et ça, c’était un problème.
Le matin était gris et humide. La ville, encore engourdie par la nuit, s’éveillait lentement sous une bruine fine. Anna marchait d’un pas mesuré, son carnet serré contre elle.
Elle n’avait pas beaucoup dormi.
Les croquis de John s’étaient multipliés sous sa main, comme une obsession qu’elle n’arrivait pas à freiner. Il y avait quelque chose en lui qu’elle voulait comprendre.
Ou peut-être qu’elle voulait simplement se comprendre à travers lui.
Elle poussa la porte du petit atelier où elle travaillait quelques heures par semaine. Un lieu discret, rempli d’odeur de peinture et de papier vieilli. Ici, elle restaurait des illustrations anciennes, donnait parfois des cours de dessin aux enfants du quartier.
Mais ce matin, son esprit était ailleurs.
— Anna, ça va ?
Elle sursauta légèrement. Julian, un collègue de l’atelier, l’observait avec un demi-sourire. Il était toujours celui qui posait des questions qu’elle préférait éviter.
— Oui, pourquoi ?
— Je sais pas, t’as l’air… ailleurs.
Anna esquissa un sourire évasif.
— C’est juste la fatigue.
Julian hocha la tête, mais elle savait qu’il n’était pas convaincu.
Il la connaissait bien.
Presque trop bien.
Ils avaient eu une histoire, autrefois. Pas une grande passion, mais quelque chose de tendre et fugace, qui s’était éteint avant même d’avoir vraiment commencé.
Aujourd’hui, ils étaient restés amis. Enfin, autant qu’on puisse l’être quand des souvenirs non résolus flottaient encore entre deux personnes.
Elle s’installa à son poste, sortit ses pinceaux et tenta de se concentrer.
Mais le visage de John lui revenait en tête.
Son regard lorsqu’il lui avait tendu son crayon.
Cette intensité silencieuse.
Elle secoua la tête et se força à respirer profondément.
Elle ne savait pas où tout ça la menait.
Mais une chose était certaine : John n’était plus juste une silhouette dans un café.
Il était en train de devenir un mystère à résoudre.
Et ce genre de mystère, elle savait qu’il était dangereux de s’y attacher.
John s’était réveillé avec une sensation étrange, un poids invisible sur la poitrine. Ce n’était pas nouveau. Certaines journées commençaient ainsi, sans raison apparente.
Il fixa le plafond de son appartement, laissant ses pensées dériver. Il n’aimait pas ces matins-là. Ceux où tout semblait flou, où une fatigue sourde l’empêchait de trouver un vrai élan.
Il savait que ce n’était pas juste de la fatigue. C’était ce vide. Ce silence intérieur qu’il portait depuis longtemps.
Un silence qu’il avait appris à camoufler derrière des sourires discrets et une présence tranquille.
Il se redressa et s’assit au bord du lit, frottant son visage de ses mains.
Puis, Anna lui revint en mémoire.
Pas son visage, pas ses traits. Juste… cette impression fugace d’avoir été vu.
Ça le troublait plus qu’il ne voulait l’admettre.
D’ordinaire, les interactions lui glissaient dessus. Il se fondait dans le décor, évitait de s’attacher, gardait ses distances sans même s’en rendre compte.
Mais cette nuit-là, il n’avait pas réussi à effacer ce moment du café.
Ce n’était pourtant rien, objectivement.
Et pourtant, ça avait laissé une trace.
Un soupir lui échappa.
Il se leva enfin et enfila un pull gris avant de quitter son appartement. Il avait besoin d’air, de marcher, d’échapper à cette sensation persistante.
Dans la rue, la ville s’éveillait lentement sous une bruine fine. Les lumières des vitrines s’allumaient une à une. Les passants défilaient autour de lui, silhouettes anonymes qui se croisaient sans se voir.
John aimait cette solitude en mouvement.
Mais aujourd’hui, elle lui pesait.
Sans trop réfléchir, il s’arrêta devant une librairie d’occasion qu’il fréquentait parfois. Un refuge familier.
Il poussa la porte, accueilli par l’odeur du papier ancien et une musique de jazz feutrée. Il laissa ses doigts glisser sur les couvertures des livres, lisant distraitement les titres.
Puis son regard s’arrêta sur un carnet noir, posé parmi les ouvrages usés.
Il tendit la main et le prit.
Un carnet vierge.
Pourquoi ce geste ? Il n’écrivait plus depuis longtemps.
Il s’était interdit ce luxe.
Écrire, c’était mettre des mots sur ses pensées. C’était ouvrir des brèches, laisser filtrer ce qu’il s’efforçait de contenir.
Mais aujourd’hui… il en ressentait le besoin.
Peut-être qu’il était temps.
Il ne savait pas encore que ce carnet deviendrait le témoin silencieux de tout ce qu’il ne disait à personne.
