Jeux d’ombres
John fit lentement tourner son verre entre ses doigts. Le vin rouge formait un tourbillon sombre sous la lumière tamisée du Nox. Elya le regardait, une lueur indéchiffrable dans les yeux, comme si elle analysait chaque détail de son visage, chaque infime réaction.
— Tu es toujours aussi silencieux ? demanda-t-elle avec un léger sourire.
John haussa les épaules.
— Je préfère écouter.
Elya laissa échapper un souffle amusé.
— Un homme rare, alors.
Son ton était léger, mais John percevait autre chose. Une pointe de défi ? D’intérêt ? Il ne savait pas trop. Ce qu’il savait, en revanche, c’est que son esprit n’était pas là. Pas vraiment.
Il se surprit à chercher Elle du regard. Comme si, par un hasard absurde, elle pouvait apparaître dans ce café, au milieu de cette nuit pluvieuse.
Mais elle n’était pas là.
Il reporta son attention sur Elya, qui l’observait avec cette intensité troublante.
— Tu sembles ailleurs.
— Peut-être, admit-il sans détourner les yeux.
Il n’était pas du genre à jouer. Ni à prétendre.
Elya posa ses coudes sur la table, son regard s’attardant sur lui un peu plus longtemps que nécessaire.
— Je me trompe peut-être, mais j’ai l’impression que tu portes quelque chose de lourd.
John serra légèrement la mâchoire. Il n’aimait pas qu’on le lise si facilement.
— Tout le monde porte quelque chose, non ? répondit-il avec un sourire en coin.
— Oui. Mais certains cachent mieux que d’autres.
Silence.
Dans un coin du café, Anna tentait de se concentrer sur son carnet, mais ses pensées refusaient de coopérer. Les voix de John et Elya lui parvenaient par bribes, suffisant pour deviner le jeu qui se jouait entre eux.
Elle mordilla inconsciemment l’extrémité de son crayon. Pourquoi était-elle autant troublée ? Après tout, elle ne connaissait John que de loin. Il était juste un inconnu qu’elle dessinait parfois, une silhouette inspirante dans un décor familier.
Alors pourquoi ressentait-elle cette étrange sensation, comme si elle était sur le point de perdre quelque chose… avant même de l’avoir eu ?
Elle referma brusquement son carnet et se leva.
Il était temps de partir.
Elle se dirigea vers la sortie, resserrant son écharpe autour de son cou. Mais alors qu’elle passait près de la table de John et Elya, son sac effleura le rebord du comptoir et un crayon s’échappa, roulant jusqu’aux pieds de John.
Il baissa les yeux et le ramassa machinalement.
Leur regard se croisa.
Un instant suspendu.
Anna sentit son souffle se bloquer.
John lui tendit le crayon.
— Je crois que c’est à toi.
Elle hésita, puis le récupéra doucement, leurs doigts se frôlant à peine.
— Merci, murmura-t-elle avant de s’éclipser.
John la suivit du regard tandis qu’elle disparaissait dans la nuit.
Elya, qui avait observé toute la scène, fit tourner son verre entre ses doigts et esquissa un sourire.
— Intéressant.
John fixait encore la porte du Nox par laquelle Anna venait de disparaître. Il ne savait pas pourquoi ce simple échange lui restait en tête. Après tout, ce n’était rien… juste un crayon, juste un regard.
Mais ce n’était pas rien.
Il reporta son attention sur Elya, qui le scrutait toujours, son verre à moitié vide devant elle. Elle avait ce regard légèrement amusé, celui de quelqu’un qui comprend plus de choses qu’elle ne le laisse paraître.
— Tu la connais ? demanda-t-elle d’un ton nonchalant.
— Non, répondit John après une seconde d’hésitation.
— Vraiment ?
John la fixa, intrigué.
— Pourquoi cette question ?
Elya haussa les épaules, posant son menton sur sa main.
— C’est fascinant à observer, ces connexions silencieuses. Une fraction de seconde, un échange furtif, et pourtant… il y avait quelque chose.
Elle marqua une pause, puis ajouta :
— Tu ne t’en rends peut-être pas compte, mais tu attires les gens, John.
Il fronça légèrement les sourcils.
— Je n’attire personne.
Elya esquissa un sourire en coin, l’air de ne pas être convaincue.
— Si tu le dis.
Un silence s’installa. Pas pesant, mais chargé d’une tension presque imperceptible. John termina son verre d’un trait et posa doucement le pied sur la barre du tabouret.
— Je vais y aller. Merci pour le verre.
Elya l’observa se lever, mais ne fit rien pour le retenir. Elle se contenta de murmurer :
— Bonne nuit, John.
Il quitta le café sous la pluie fine qui continuait de tomber. L’air était humide, luisant sous les néons de la ville. Il marcha lentement, perdu dans ses pensées, les mots d’Elya résonnant encore dans son esprit.
"Tu attires les gens."
Il n’avait jamais vu les choses comme ça. Pourtant, il ne pouvait pas nier que ces derniers temps, des regards s’étaient attardés sur lui plus qu’à l’accoutumée.
Il ne savait pas encore que cette nuit marquait le début d’un enchevêtrement de sentiments, de hasards et de choix impossibles.
Car pendant qu’il marchait, quelque part dans la ville, Anna rouvrait son carnet et traçait les contours d’un visage qu’elle n’arrivait plus à oublier.
Anna referma la porte de son appartement et posa son sac sur la table. L’endroit était petit mais chaleureux, encombré de carnets, de crayons et de toiles inachevées. Les murs étaient recouverts de croquis – des visages, des silhouettes, des fragments d’émotions qu’elle avait figés sur papier.
Elle retira son manteau d’un geste lent, encore troublée par ce qui s’était passé au Nox. Ce n’était rien, vraiment. Juste un crayon tombé, un échange de regard, une phrase anodine.
