Chapitre 005
L’aube se leva sur le domaine dans un silence presque sacré. Les cyprès jetaient des ombres longues sur les allées de gravier. Dans le grand hall, les domestiques s’activaient déjà, froissant le calme ancien du manoir avec leurs pas feutrés et le froissement discret des linges qu’on changeait, des plateaux qu’on préparait.
Isabella observait la cour depuis la fenêtre de sa chambre. Elle avait peu dormi. Son corps réclamait le repos, mais son esprit refusait de céder.
Elle avait passé des heures à reconstituer mentalement le visage de chaque convive du dîner, à chercher dans leur regard un signe d’hostilité ou de curiosité excessive. Elle avait noté leurs manies, leurs intonations, leurs alliances tacites.
Elle avait reconnu cette même arrogance tranquille qui avait un jour condamné les siens.
Un léger coup à la porte l’arracha à sa contemplation.
— Entrez, dit-elle.
La gouvernante entra, précédée d’une jeune femme fluette qui portait un plateau de porcelaine.
— Lady Isabella, je vous ai fait préparer votre petit-déjeuner. Le duc souhaite que vous le rejoigniez ensuite dans la bibliothèque.
— La bibliothèque ? répéta-t-elle, étonnée.
— Oui, madame. Il désire vous montrer quelques documents relatifs à l’organisation de la maison.
Elle hocha la tête, se gardant de montrer sa contrariété. Elle ne s’attendait pas à ce qu’il la convoque si tôt. Elle n’ignorait pas que le duc testait déjà sa discipline.
Quand la gouvernante se retira, Isabella prit place devant le plateau. Elle trempa ses lèvres dans une tasse de thé brûlant, sans vraiment goûter. Elle se forçait à manger, consciente que chaque parcelle d’énergie serait nécessaire.
Une fois prête, elle se contempla un instant dans le miroir. Elle portait une robe bleu sombre, élégante sans ostentation. Ses cheveux, relevés en un chignon impeccable, dégageaient la nuque qu’elle savait délicate. Tout dans son maintien respirait la confiance.
Elle descendit l’escalier en silence. Les portraits de la lignée Aldridge la dévisageaient du haut de leurs cadres dorés. Elle ressentit leur mépris ancien comme un vent froid sur sa peau.
Elle longea le couloir jusqu’à la bibliothèque, une pièce immense où la lumière filtrait à travers des vitraux colorés. L’odeur du cuir ancien et de la poussière noble emplissait l’air.
Le duc était assis derrière un large bureau d’acajou. Il leva les yeux à son entrée et se contenta d’un signe de tête pour l’inviter à approcher.
— Lady Isabella. J’espère que vous avez trouvé un peu de repos cette nuit.
— Je vous remercie, Votre Grâce. La chambre est parfaite.
Il la détailla longuement, comme s’il cherchait à percer la moindre fissure dans son apparence.
— Vous devez comprendre, dit-il, que cette maison a ses règles. La réputation d’une famille se bâtit sur des siècles, et peut être détruite en une seule saison par la négligence ou l’orgueil.
Elle retint un sourire froid. C’était un avertissement à peine voilé.
— Je suis tout à fait consciente de l’honneur et de la responsabilité qui m’incombent, répondit-elle d’une voix calme.
— Bien. Dans ce cas, vous saurez trouver votre place.
Il posa devant elle un registre relié de cuir.
— Voici la liste des œuvres d’art et objets précieux de la maison. Chaque pièce a son histoire. Chaque tableau, sa provenance. Vous serez chargée de superviser leur entretien et leur inventaire annuel.
Elle tendit la main et feuilleta lentement le volume. Son regard glissa sur des noms, des dates, des chiffres.
— Je me réjouis de cette confiance, Votre Grâce.
— Il est de votre devoir. Pas un privilège.
Elle leva les yeux et rencontra le sien.
— Je n’en doute pas.
Il se pencha légèrement, son expression s’adoucissant d’une manière presque imperceptible.
— Vous êtes plus instruite que je ne le supposais. Je crains que certains aient eu tendance à vous sous-estimer.
— Il est dangereux de juger un adversaire sur l’apparence qu’il consent à montrer, murmura-t-elle.
Le silence qui suivit était dense. Elle réalisa qu’elle venait de prononcer un mot qu’elle n’aurait pas dû : adversaire.
Le duc l’observa sans un mot. Puis, lentement, un pli amusé se creusa au coin de sa bouche.
— Vous avez de l’esprit, Lady Isabella. C’est une qualité rare. Elle peut être un atout… ou une faiblesse.
Elle referma le registre.
— Je saurai l’employer à bon escient.
Il se redressa dans son fauteuil, laissant retomber la canne contre l’accoudoir.
— Vous pouvez disposer. Mais rappelez-vous : la loyauté n’est jamais acquise. Ici, elle se prouve chaque jour.
Elle s’inclina.
— Je n’ai pas l’habitude de faillir à mes engagements.
Lorsqu’elle quitta la bibliothèque, ses mains tremblaient légèrement. Elle les serra contre elle, furieuse d’avoir laissé transparaître la moindre émotion.
Elle remonta l’escalier, le regard fixe. Arrivée à l’étage, elle bifurqua vers le petit salon privé qu’on lui avait attribué. Là, elle s’autorisa enfin un soupir.
Elle savait que le duc soupçonnait déjà qu’elle n’était pas qu’une épouse docile. Peut-être pas encore d’être une ennemie, mais il percevait quelque chose.
C’était trop tôt.
Elle s’assit près de la fenêtre, son regard se perdant sur les pelouses baignées de lumière. Son esprit travaillait sans relâche.
Elle devait trouver un moyen de détourner la vigilance du patriarche. Elle devait tisser d’autres liens, cultiver d’autres alliés, avant de commencer à extraire les secrets qui la mèneraient à la ruine de leur nom.
Son regard se durcit.
Ce matin n’était qu’un prélude. Bientôt, elle commencerait vraiment son œuvre.
Et aucun d’entre eux ne verrait venir sa main qui, patiemment, effilocherait les fondations de leur empire
