Bibliothèque
Français
Chapitres
Paramètres

Chapitre 006

Le reste de la matinée s’écoula dans un ballet silencieux de domestiques et de pas étouffés sur les tapis anciens. Isabella s’était réfugiée dans son petit salon privé, un livre ouvert devant elle qu’elle ne lisait pas. Ses pensées la tenaient trop occupée pour s’absorber dans le moindre roman.

Le registre confié par le duc gisait sur la table basse. Elle en avait mémorisé l’ossature : la liste des toiles, des sculptures, les annotations sur les ventes passées et les acquisitions récentes. En apparence, il ne contenait rien d’utile. Mais elle connaissait l’histoire familiale. Elle savait qu’au moins un des tableaux mentionnés avait appartenu autrefois aux Montrose.

Le manoir n’était pas seulement la scène de leur ruine ; il était aussi le coffre-fort de leur mémoire volée.

Elle referma le livre qu’elle faisait semblant de lire et se leva. Ses pas la portèrent jusqu’au secrétaire en bois de rose qui trônait dans un angle. Elle s’agenouilla devant le tiroir du bas, glissa une main sous la corniche. Ses doigts cherchèrent un relief, un signe – et le trouvèrent : une discrète aspérité dans la moulure.

Elle appuya. Un petit déclic se fit entendre.

Le tiroir s’ouvrit d’un millimètre.

Elle retint son souffle et tira doucement. À l’intérieur, un compartiment dissimulé contenait un double fond. Elle y découvrit une clef de laiton ancienne, enveloppée dans un carré de soie.

Son cœur accéléra.

Elle savait ce qu’elle tenait : la clef du cabinet des archives, cette pièce que le duc réservait à ses papiers les plus confidentiels. Il avait sûrement oublié qu’un autre accès existait. Ou peut-être l’avait-il négligé, sûr qu’aucune épouse n’aurait l’audace d’en franchir le seuil sans y être invitée.

Elle referma le tiroir et garda la clef contre sa paume, la sentant tiède, presque vivante.

Dans la glace, elle croisa son propre regard, qu’elle ne se reconnut pas tout à fait. C’était le regard d’une femme prête à commettre mille trahisons pour réparer le passé.

Elle remit la clef à sa place dans la doublure de sa robe et se redressa.

On frappa à la porte.

— Entrez, dit-elle, sa voix étonnamment ferme.

Alexander entra, vêtu d’un costume gris clair. Il avait l’air soucieux. Elle sut aussitôt qu’il était venu chercher plus qu’une simple conversation polie.

— Je vous dérange ? demanda-t-il en s’arrêtant à mi-chemin.

— Non. Je vous en prie.

Il s’assit face à elle, ses coudes posés sur ses genoux, comme s’il portait un poids qu’il n’osait encore poser entre eux.

— J’ai vu mon père, dit-il après un silence. Il… Il vous trouve intelligente. C’est un compliment, croyez-moi. Il ne le distribue pas volontiers.

— Ce n’était pas un compliment. C’était un avertissement.

Il baissa les yeux, un pli amer au coin des lèvres.

— Peut-être. Mais il faut que vous sachiez… Il n’aime pas être surpris. Et il vous surveillera.

— Vous aussi, vous me surveillez ? demanda-t-elle d’une voix douce.

— Non, souffla-t-il. Je vous observe. Ce n’est pas pareil.

Elle ne sut quoi répondre. Il y avait dans sa voix une franchise désarmante qu’elle ne savait plus combattre.

— Pourquoi faites-vous cela ? poursuivit-il. Pourquoi refusez-vous de baisser la garde ?

Elle se leva, incapable de rester immobile sous ce regard trop clair.

— Parce qu’il le faut.

— Pour qui ?

Elle ferma les paupières.

— Pour moi.

Elle sentit qu’il se levait à son tour. Il contourna la table basse et vint se placer devant elle, à quelques pas seulement.

— Si un jour vous avez envie de dire la vérité… je vous écouterai.

— La vérité ? souffla-t-elle. Vous croyez vraiment que nous pouvons nous permettre d’être sincères ici ?

Il esquissa un sourire triste.

— Peut-être pas. Mais je voulais que vous sachiez que… je suis là. Même si je ne comprends pas tout.

Elle se força à ne rien montrer. Pas même la gratitude douloureuse qui s’élevait en elle.

— Vous êtes un homme bien, Alexander.

— Je ne suis pas sûr que ce soit une qualité dans cette maison.

Il effleura sa main du bout des doigts, puis recula avant qu’elle ne trouve la force de protester.

— Le dîner est avancé à dix-neuf heures ce soir. Mon père souhaite présenter votre union à un vieil associé.

Elle hocha la tête.

— J’y serai.

— Reposez-vous, murmura-t-il. Vous êtes… plus forte que je ne l’imaginais.

Quand il partit, elle ferma la porte derrière lui et s’y adossa, la clef toujours nichée contre son flanc.

La chaleur de sa main là où il l’avait effleurée persistait comme une brûlure.

Elle savait qu’il fallait l’éteindre avant qu’elle ne devienne une faiblesse.

Mais pas ce soir. Ce soir, elle garderait cette trace comme un rappel : qu’elle restait humaine, malgré tout.

Elle inspira profondément.

Bientôt, elle trouverait le moment d’entrer dans le cabinet des archives.

Bientôt, elle ouvrirait les tiroirs où sommeillaient les preuves qui feraient tomber leur nom.

Et alors, plus rien ne l’arrêterait.

Téléchargez l'application maintenant pour recevoir la récompense
Scannez le code QR pour télécharger l'application Hinovel.