
Résumé
Introduction On dit que le temps adoucit les blessures. C’est un mensonge. Vingt ans plus tôt, la famille Montrose possédait tout : la richesse, l’influence, le respect d’un royaume. Jusqu’au soir où, derrière les murs fastueux du domaine des Aldridge, un pacte secret fut scellé. Une alliance perverse qui ruina leur fortune, souilla leur nom et condamna leur lignée à l’oubli. Elle n’était alors qu’une enfant. Aujourd’hui, elle revient. Plus belle que jamais. Plus dangereuse qu’ils ne l’imaginent. Sous le masque irréprochable de l’épouse parfaite, Isabella Montrose dissimule un unique dessein : faire s’effondrer pierre après pierre l’empire qui a détruit sa famille. Mais lorsque l’amour imprévu vient frapper au cœur le plus endurci, même la vengeance la plus patiente peut vaciller. Car si les lys symbolisent la pureté, les siens porteront à jamais le parfum du sang.
Chapitre 001
La voiture noire se glissa dans l’allée bordée de cyprès, et la lumière diffuse de la fin d’après-midi joua sur la carrosserie comme un présage. Isabella ferma les yeux un instant. Dans ce bref silence, elle se sentit à la fois fragile et infiniment puissante.
Elle avait mis vingt ans à revenir. Vingt années d’exil, de privations, de questions qui la rongeaient dans le noir. Combien de nuits avait-elle rêvé de cet instant ? La perspective d’entrer sous ces arches avait été son feu secret, la flamme qu’elle nourrissait en silence tandis que le monde la croyait morte avec le nom des Montrose.
Le chauffeur annonça leur arrivée d’une voix basse. Elle n’ouvrit pas les yeux immédiatement. Elle se souvenait. Oh, elle se souvenait de tout : le crépitement des torches la nuit où son père avait imploré le duc Aldridge de lui laisser une chance, les regards froids des domestiques, l’odeur du bois ciré et de la honte entremêlée.
Quand enfin elle rouvrit les paupières, elle vit le manoir. Ses tours grises semblaient avoir poussé de la terre même, surgies d’un passé immuable. Les vitraux reflétaient un ciel pâle. C’était une forteresse autant qu’un palais.
Elle descendit, sa main tremblant à peine sur le cuir de la portière. La brise tiède caressa son visage. Un instant, elle crut entendre une voix d’enfant – la sienne, pleurant au bras de sa mère. Elle chassa le souvenir d’un battement de cils.
Les domestiques attendaient, alignés comme des soldats. La gouvernante – une femme sèche aux cheveux gris – baissa la tête avec une révérence stricte. Isabella sentit leurs yeux curieux et sceptiques glisser sur elle : la nouvelle épouse, venue d’on ne sait où, qu’on attendait de juger.
Elle ne leur en voudrait pas. Ils ne savaient pas qu’elle portait dans sa poitrine la plus ancienne des guerres.
Alexander s’avança pour la recevoir. Il avait la beauté discrète des hommes qu’on oublie trop vite, sauf qu’en le voyant, elle comprit qu’il était tout sauf ordinaire. Ses yeux bleus avaient une douceur désarmante, et son sourire, un éclat de sincérité qu’elle ne savait pas comment accueillir.
— Isabella, dit-il en s’inclinant légèrement. Bienvenue chez vous.
Elle inclina la tête. Sa voix était celle qu’on lui avait appris à maîtriser : posée, polie, presque tendre.
— Merci, Alexander.
Il la conduisit vers les marches du perron. Tandis qu’ils gravissaient les degrés de pierre, elle posa la main sur la rampe sculptée. Les armoiries des Aldridge y étaient gravées : un lys stylisé, symbole de pureté. Quelle ironie. Elle imaginait déjà le jour où ce blason serait sali aux yeux du royaume.
Alexander la regarda comme s’il attendait qu’elle dise quelque chose, qu’elle laisse tomber le masque peut-être. Mais elle sourit seulement.
— Le voyage n’a pas été trop éprouvant ? demanda-t-il.
— Non. Je suis simplement... émue de revenir en Angleterre après tant d’années.
— Vous êtes... exactement comme je vous imaginais, souffla-t-il.
Elle détourna les yeux. Il ne fallait pas qu’il voie ce qu’elle pensait. Il ne fallait pas qu’il comprenne qu’elle s’était préparée à cette mascarade depuis l’adolescence, qu’elle avait appris à manier la psychologie autant que les chiffres, qu’elle connaissait déjà chaque faille de leur fortune.
Ils franchirent le seuil.
Le hall d’entrée était vaste, tendu de tapis d’Aubusson, orné de portraits anciens. L’air portait ce parfum d’encaustique et de roses fanées qui appartenait aux maisons où l’Histoire ne s’effaçait jamais.
Elle avança lentement, le cœur battant, tandis qu’une procession silencieuse s’organisait autour d’elle. Le majordome, la gouvernante, deux jeunes femmes vêtues de noir qui devaient être des secrétaires. Elle sentit leur curiosité percer le vernis des convenances.
— Ma famille souhaite vous accueillir dans le grand salon, annonça Alexander. Mon père est impatient de faire votre connaissance.
Impatient. Le mot la heurta. Elle imaginait encore ce regard cruel, ces lèvres qui s’étaient plissées quand il avait fait signer le contrat de prêt à son père, vingt ans plus tôt. Le duc Aldridge n’avait jamais été impatient que pour deux choses : conquérir et détruire.
Elle inspira profondément.
— Allons-y.
Le grand salon s’ouvrit devant elle comme une scène de théâtre. Lustres anciens, fauteuils de velours grenat, cheminée monumentale. Le duc Aldridge l’attendait, assis dans un large fauteuil, ses mains croisées sur une canne sculptée. Il avait vieilli, mais son port de tête n’avait rien perdu de sa superbe glaciale.
— Lady Isabella, dit-il d’une voix lente. Enfin, nous avons le plaisir de vous recevoir.
Elle s’inclina.
— Votre Grâce. C’est un honneur.
— L’honneur est partagé. J’espère que vous vous sentirez ici comme chez vous.
Ses yeux, pâles et froids, s’accrochèrent aux siens. Dans ce regard, elle reconnut la même force implacable qui avait réduit les Montrose à néant.
Elle soutint son regard sans ciller.
— J’en suis certaine, murmura-t-elle.
Un silence s’installa. Il la jaugeait comme on jauge une pièce d’échiquier qu’on n’a pas encore décidé d’avancer ou de sacrifier.
Alexander posa une main sur son bras. Ce geste, simple, la surprit. Une part d’elle qu’elle aurait préféré croire morte sentit un frisson passer.
— Nous serions ravis que vous preniez un peu de repos avant le dîner, proposa Alexander. Vous avez dû être fatiguée par ce long voyage.
Elle tourna la tête vers lui. Son visage exprimait une attention sincère, presque tendre.
Elle faillit oublier pourquoi elle était venue.
— Oui. Je me retirerai un moment.
Elle adressa un dernier regard au duc. Leurs prunelles se croisèrent encore. Il ne se doutait pas qu’il venait d’ouvrir sa porte à celle qui avait juré de ruiner son empire.
Quand elle gravit l’escalier vers les appartements qui seraient désormais les siens, elle sut qu’elle venait de franchir un point de non-retour.
Elle n’était pas seulement venue en épouse.
Elle était venue en juge.
Et bientôt, elle serait leur bourreau.