Chapitre 004
La nuit était tombée sur le domaine, recouvrant les murs ancestraux d’un silence presque solennel. Un vent discret faisait frémir les rideaux de la chambre d’Isabella, et le parfum sucré des lys semblait plus lourd, plus entêtant.
Elle s’était changée, troquant sa robe claire contre une nuisette de satin ivoire qu’elle jugeait presque inconvenante sous ce toit austère. Mais elle n’était pas là pour se conformer aux pudeurs de leur monde.
Elle était assise devant le miroir lorsqu’un léger grincement la fit sursauter. Elle se retourna vivement, le cœur battant. La porte n’avait pas bougé. Pourtant, elle savait qu’elle n’était pas seule.
Elle se leva, contourna le lit, inspecta la pièce. Tout paraissait à sa place. Les lourdes tentures immobiles. Le vase, imperturbable. Le carnet, toujours dissimulé dans sa cachette.
Elle ferma un instant les yeux. Ce n’était rien, se dit-elle. Seulement ses nerfs, la fatigue, les souvenirs qui remontaient comme un poison.
Quand elle rouvrit les paupières, elle surprit son propre reflet dans la glace : ses pommettes légèrement rosies, ses yeux sombres, agrandis par la peur. Elle inspira profondément, força son expression à retrouver sa maîtrise glaciale.
Elle n’avait pas le droit de faiblir.
Elle se dirigea vers la fenêtre et posa sa main sur le carreau froid. La nuit recouvrait le parc de ténèbres opaques. Elle distinguait à peine l’ombre des cyprès, la silhouette lointaine des anciennes écuries.
Elle savait que ces murs gardaient des secrets. Elle savait qu’un jour, ces secrets seraient les armes de sa vengeance.
Un léger coup retentit à la porte. Elle recula, redressa le menton.
— Entrez, dit-elle d’une voix calme.
Alexander apparut sur le seuil. Il portait un simple pantalon sombre et une chemise entrouverte. Il paraissait moins sûr de lui que d’ordinaire, presque vulnérable.
Elle aurait voulu le haïr pour cette humanité qu’il ne cessait de lui opposer.
— Pardonnez-moi, murmura-t-il. Je… Je n’étais pas certain que vous souhaiteriez me voir ce soir.
Elle soutint son regard, incapable de décider si elle devait le congédier ou le laisser approcher.
— Que désirez-vous ? demanda-t-elle avec une douceur froide.
— Vous souhaiter la bienvenue. Et… m’assurer que vous ne regrettiez pas ce mariage.
Elle laissa échapper un rire sans joie.
— Vous croyez que je regrette ? Que pourrais-je regretter ? Ce mariage est un honneur, n’est-ce pas ?
Il ne répondit pas. Ses yeux bleus se posèrent sur elle comme une caresse qu’elle n’avait pas invitée.
— Vous êtes libre de me dire la vérité, Isabella. Je ne suis pas… mon père. Ni mon frère. Je ne vous demanderai jamais de paraître heureuse si vous ne l’êtes pas.
Elle sentit un battement étrange dans sa poitrine. De la gratitude ? Non. Pas cela. Pas maintenant.
Elle détourna les yeux, fixa le feu qui mourait dans l’âtre.
— Vous êtes un homme honorable, Alexander. Mais votre nom est un fardeau. Il le sera toujours.
Il inspira comme s’il voulait protester, puis se ravisa.
— Je le sais. Et pourtant… j’aimerais qu’un jour, vous ne voyiez pas seulement un Aldridge quand vous me regardez.
Elle serra les dents. C’était injuste. Il n’avait pas le droit de se montrer si désarmant.
— Il est tard, murmura-t-elle. Vous devriez regagner votre chambre.
Il la contempla encore un instant.
— Si vous avez besoin de quoi que ce soit…
— Je n’aurai besoin de rien.
Il baissa la tête et referma la porte derrière lui, la laissant seule avec son trouble.
Elle s’approcha du lit, s’y assit, la nuque soudain trop lourde. Sa main se porta instinctivement à son poignet, là où une fine cicatrice rappelait qu’elle avait un jour songé à tout abandonner.
Non. Elle n’était pas revenue pour succomber à la faiblesse.
Elle se leva et alla chercher son carnet. Elle s’assit devant la coiffeuse et, à la lueur d’une lampe, elle écrivit :
Jour 1.
Le duc m’observe comme on observe un pion.
La marquise m’évalue.
Lord Whitcombe se méfie.
Alexander… est un problème que je n’avais pas prévu.
Elle referma le carnet, sa main tremblant un peu.
Elle le rangea dans la cachette et se força à respirer plus calmement.
Demain, elle commencerait sa collecte d’informations. Demain, elle tracerait les premiers cercles de sa toile.
Mais cette nuit, elle devait accepter qu’un simple regard ait suffi à fissurer sa résolution.
Elle se coucha sans éteindre la lampe, le cœur battant, l’esprit divisé entre la haine et une forme de tendresse qu’elle refusait de nommer.
Et tandis qu’elle fermait les yeux, elle fit un serment muet :
Aucun sentiment, aucun frisson, aucun homme, pas même Alexander, ne détournerait sa main de son dessein.
Pas cette fois.
