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Chapitre 003

Le grand salon résonnait d’un murmure feutré lorsque Isabella y fit son entrée. Les lustres, éclatants de lumière, projetaient leurs éclats d’or sur le parquet ancien. La table, dressée avec une précision presque militaire, accueillait déjà une demi-douzaine d’invités.

Elle sentit tous les regards se tourner vers elle. Certains étaient empreints de politesse, d’autres d’une curiosité mal déguisée. Elle avança sans ralentir, le menton levé, le visage parfaitement calme.

Alexander l’attendait près de la cheminée. Il s’approcha et, d’un geste protecteur, posa une main légère contre son dos. Ce contact la surprit plus qu’elle ne voulut l’admettre.

— Permettez-moi de vous présenter quelques proches, murmura-t-il.

Elle inclina la tête en signe d’assentiment, puis laissa son regard dériver sur l’assemblée. Elle reconnut le banquier de la famille, un vieil homme sec aux paupières lourdes, la marquise de Hensley, cousine du duc, et Lord Whitcombe, dont le nom revenait souvent associé aux affaires les plus troubles de la noblesse.

Tous se levèrent à son approche. Elle remarqua aussitôt comment leurs yeux évaluaient sa jeunesse, sa beauté, son maintien. Ici, chaque sourire était un test, chaque phrase une épreuve.

— Lady Isabella, dit la marquise, je suis si heureuse de vous rencontrer enfin. Nous attendions tous cet événement avec impatience.

— Vous nous apportez un vent de fraîcheur dans ces vieux murs, ajouta Lord Whitcombe d’une voix traînante. Votre réputation vous précède.

— En bien, j’ose l’espérer, répondit-elle avec un sourire discret.

Quelques rires polis saluèrent sa répartie. Elle s’assit à la droite du duc, qui l’avait expressément voulu près de lui. Elle sentit la tension remonter en elle comme une marée noire.

Il la laissa prendre place avant de poser sur elle ses yeux pâles, glacials.

— Comment trouvez-vous notre maison, Lady Isabella ? demanda-t-il avec une douceur feinte.

Elle soutint ce regard qui avait réduit des hommes plus puissants qu’elle au silence.

— Impressionnante, Votre Grâce. Chargée d’histoire.

— Oui… L’histoire d’une famille qui a su rester forte malgré les épreuves. Et qui ne tolère pas que l’on tente de la diviser.

Elle comprit qu’il la jaugeait déjà, qu’il attendait d’elle une faille, un signe d’infériorité ou de peur. Elle ne lui offrirait rien.

— C’est une qualité que j’admire, dit-elle simplement.

Il pinça les lèvres, déçu de ne pas la troubler. La conversation s’orienta alors vers les dernières nouvelles du Parlement, les projets d’investissements de la famille, les prochains bals auxquels il leur faudrait se montrer. Isabella écouta, silencieuse, s’imprégnant de chaque mot.

Elle nota mentalement les dates, les noms, les allusions. Tout ce qu’elle pourrait un jour retourner contre eux.

— Votre famille était installée en Provence, je crois ? demanda soudain la marquise de Hensley, un pli d’intérêt aux coins des yeux.

Isabella sentit une brûlure froide dans sa poitrine. Elle savait qu’on aborderait ce sujet tôt ou tard.

— Oui, répondit-elle d’une voix parfaitement égale. Mon père avait des terres et quelques entreprises locales. Malheureusement, il n’a pas su s’adapter aux évolutions économiques.

Un demi-mensonge. Il s’était adapté. Jusqu’à ce que les Aldridge le saignent à blanc.

— C’est tragique, soupira la marquise. Mais vous êtes la preuve qu’on peut se relever des revers du destin.

— Nous devons tous apprendre à renaître de nos cendres, souffla Isabella.

Elle sentit la satisfaction glacée du duc. Il aimait l’idée qu’elle se souvienne de sa défaite.

Le repas se poursuivit dans un entrelacs de politesses et de sous-entendus. Alexander, assis en face d’elle, l’observait avec cette attention silencieuse qui commençait à l’inquiéter. Il n’était pas aveugle. Peut-être percevait-il qu’elle ne venait pas seulement ici par devoir.

Lorsque les domestiques servirent le dessert – des poires pochées au safran –, elle réalisa qu’elle n’avait presque rien mangé. Son estomac se nouait, plein de souvenirs qu’elle croyait pouvoir contenir.

Quand enfin le duc donna congé, elle sentit la tension retomber. Mais pas la vigilance. Ici, chaque dîner serait un champ de mines.

Alexander attendit qu’elle se lève pour l’accompagner vers le vestibule. Leur pas résonna sur le parquet. Dans la lumière tamisée des lampes, son profil paraissait plus grave qu’auparavant.

— Vous avez été parfaite, dit-il d’une voix basse.

— Merci.

Il s’arrêta, la regarda longuement.

— Je sais qu’il est difficile d’entrer dans une famille comme la mienne. Mais je vous le promets, Isabella… Si vous avez besoin de soutien, je serai là.

Elle sentit une fissure dans son masque. Il ne devait pas parler ainsi. Il ne devait pas la traiter comme une épouse qu’on protège.

Elle détourna le regard.

— Vous êtes trop généreux.

— Non. Juste… sincère.

Il lui effleura la main. Un geste simple, mais qui la fit reculer d’un pas comme si elle venait de frôler un abîme.

Quand elle gagna sa chambre, elle referma la porte derrière elle et s’y adossa, le souffle court.

Elle avait cru pouvoir venir ici sans rien ressentir. Sans rien craindre.

Elle se trompait.

Et cette prise de conscience, plus que tout le reste, l’effraya.

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