Chapitre 002
Isabella attendit que la porte se referme derrière la gouvernante avant d’expirer enfin la tension qui battait à ses tempes. Elle laissa glisser sa main sur le dossier d’un fauteuil capitonné, sentant sous ses doigts le velours ancien, la mémoire des générations entassées dans ces murs.
La chambre qu’on lui avait préparée était vaste. Trop vaste. Comme un écrin destiné à étouffer doucement quiconque avait le malheur d’y déposer son âme. Des rideaux de soie ivoire encadraient une fenêtre donnant sur le parc. Les meubles, massifs et somptueux, semblaient observer chaque geste. Sur la cheminée, un vase de lys blancs l’accueillait, soigneusement disposés par une main attentive.
Les lys. Encore eux. Symbole de leur lignée. Symbole de la sienne, aussi, avant qu’on ne lui arrache tout. Elle s’approcha et plongea son visage dans la corolle laiteuse des fleurs. Leur parfum doux-amer l’écœura.
Elle recula, comme si elle venait de frôler la morsure d’un serpent.
La porte s’ouvrit sans qu’elle l’ait entendu venir. Alexander était là, debout sur le seuil, l’observant avec une prudence qu’elle ne sut interpréter.
— Je suis désolé si la réception vous a paru… solennelle. Mon père tient beaucoup aux usages.
Elle soutint son regard, cherchant à déceler la moindre trace de duplicité. Mais ses yeux bleus n’exprimaient qu’une inquiétude sincère.
— Ce n’est rien. Je n’ignore pas ce que représente un tel nom.
— Ce nom n’est pas toujours un privilège, Isabella. Parfois, c’est un poids.
Elle inclina la tête sans répondre. Elle n’était pas venue pour compatir.
Il s’avança de quelques pas, jusqu’à la petite table ronde près de la fenêtre. Il effleura machinalement la surface polie, comme s’il cherchait un appui.
— Vous devez savoir… Je ne suis pas comme eux. Mon père, mon frère… Ils ont des ambitions que je ne partage pas toujours.
Elle se surprit à le croire. Mais elle n’en avait pas le droit.
— Vous êtes un Aldridge, murmura-t-elle. Vous êtes leur héritier, même si vous n’en êtes pas l’aîné.
— Leur héritier par défaut, corrigea-t-il avec un sourire amer. Mon frère est le favori depuis toujours. Moi, je suis celui qu’on laisse dans l’ombre. Le fils cadet. Le moins utile.
Un silence se posa entre eux. Elle se força à ne pas baisser les yeux. Il ne fallait pas qu’il devine qu’il venait, en quelques phrases, de troubler l’équilibre qu’elle croyait inébranlable.
— Peut-être est-ce dans l’ombre que l’on trouve sa liberté, dit-elle enfin.
Elle regrettait aussitôt ces mots. Ils étaient trop honnêtes.
Alexander sembla surpris. Puis il hocha lentement la tête.
— Peut-être, en effet.
Il resta encore un instant, comme s’il voulait dire autre chose. Finalement, il se contenta de tourner les talons.
— Nous dînerons à vingt heures. Mon père tient à ce que vous soyez présentée à quelques proches de la famille.
Elle esquissa un sourire impeccable.
— J’y serai.
Quand il referma la porte, Isabella porta la main à sa poitrine. Elle se détestait de sentir son cœur battre plus vite.
Elle n’était pas venue pour ressentir quoi que ce soit. Ni pitié. Ni curiosité. Encore moins cette compassion étrange qui menaçait de fissurer sa résolution.
Elle se détourna du vase de lys et marcha vers la coiffeuse, dont le miroir reflétait son visage pâle.
Elle s’assit. Ses doigts effleurèrent la surface froide du bois, puis le tiroir qu’elle savait vide. Mais un second compartiment secret, dissimulé derrière la paroi, attendait qu’elle l’ouvre.
Elle l’avait fait installer. Elle avait payé cher pour qu’un artisan discret y scelle une cachette, avant même son arrivée.
Elle en tira un petit carnet relié de cuir noir. Le journal où elle consignait chaque étape de sa vengeance. Chaque nom. Chaque date.
Elle caressa la couverture. Ce carnet était son arme, son serment.
Quand elle l’ouvrit, elle sentit toute la fragilité du moment disparaître. Son écriture fine, précise, couvrait les pages.
Objectif premier : recueillir toutes les preuves de l’implication directe de Charles Aldridge dans la ruine des Montrose. Rechercher les documents, les registres bancaires, les archives notariales. Identifier les complices.
Elle effleura la mention du patriarche comme on caresse une vieille cicatrice.
Puis elle releva la tête. Son regard croisa son reflet. Dans ses yeux, il n’y avait plus rien de l’épouse docile qu’on attendait.
Elle referma le carnet et le replaça dans sa cachette.
Le dîner serait le premier acte d’une longue mise en scène. Elle savait déjà comment gagner leur confiance, comment les endormir. Ce serait lent, méthodique, cruel.
Elle se leva, se défit de sa veste, la posa sur le dossier du fauteuil. Son regard glissa vers la fenêtre. Au loin, le ciel se teintait d’or et de rose. Une belle soirée d’été.
Elle se promit qu’avant qu’un autre été ne passe, cette maison serait à genoux.
