Partie 1
Le Silence des Écorchés
Chapitre 5 : La boîte en fer
Le vent ne tomba pas de toute la nuit. Il mugissait autour de la maison, frappait les murs avec une fureur méthodique, comme s’il cherchait à les éprouver, à trouver la moindre lézarde par laquelle s’insinuer. Élina ne dormit pas. Elle resta assise dans le salon, la couverture serrée contre ses épaules, à écouter les plaintes de la vieille charpente. Chaque craquement, chaque sifflement lui donnait l’impression qu’une présence rôdait de l’autre côté des murs.
Vers quatre heures du matin, le feu s’éteignit. Le froid s’abattit sur elle en un instant. Elle se leva pour aller chercher d’autres bûches, mais ses jambes se dérobèrent et elle dut s’agripper au dossier du fauteuil. Sa vision se brouilla : trop d’insomnies, trop de questions. Trop de peur.
Elle remonta jusqu’à la chambre qui lui avait servi de refuge, la seule qu’elle avait osé investir. Le lit, étroit, grinça sous son poids. Elle s’allongea, la couverture toujours autour d’elle, et ferma les yeux.
Elle dormit d’un sommeil haché, peuplé de rêves indistincts. Parfois, elle croyait sentir un souffle contre son visage. Parfois, une main invisible semblait effleurer ses cheveux. Elle se réveillait en sursaut, haletante, avant de retomber dans un engourdissement sans fond.
Quand elle ouvrit enfin les yeux, un pâle matin filtrait par la fenêtre. Elle resta allongée quelques secondes, à écouter son cœur battre trop vite.
Aujourd’hui, elle le sentait, elle devrait descendre à la cave.
C’était une certitude, plus qu’une décision. Comme si la maison elle-même lui dictait la suite.
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Elle se leva, se lava le visage dans l’eau glacée du lavabo, s’habilla sans soin. Dans la cuisine, elle fit couler un café qu’elle but debout, les yeux fixés sur le carreau. La brume recouvrait encore la vallée. Il n’y avait pas un bruit.
Elle posa la tasse vide, passa une main sur son front. Elle avait l’impression que chaque geste lui coûtait un effort démesuré.
La cave se trouvait sous la trappe dissimulée derrière l’escalier. Elle se rappelait vaguement y être descendue enfant, une seule fois. Sa grand-mère l’avait tenue par la main, et la lampe qu’elle portait avait projeté des ombres monstrueuses sur les murs de pierre. Elle n’avait gardé de ce souvenir qu’une terreur sourde, qu’elle avait refusé d’interroger.
Elle s’agenouilla, souleva la trappe. Une odeur de terre humide monta aussitôt, presque suffocante. Le froid s’échappa de l’ouverture, plus glacé que l’air extérieur.
Elle descendit la première marche, puis une autre. La lumière du jour s’évanouit. Elle alluma la lampe à pétrole que Noé avait laissée dans le couloir. La flamme hésita, puis se dressa, pâle et timide.
La cave était plus vaste qu’elle ne l’aurait cru. Des étagères alignaient des bocaux scellés, des caisses de bouteilles, des piles de journaux moisis. Contre le mur du fond, un vieux buffet se dressait, couvert de poussière. Mais c’est autre chose qui attira son regard.
Au sol, presque dissimulée sous une bâche, se trouvait une boîte en fer.
Elle s’approcha, la respiration accélérée. La boîte était lourde, cabossée, tachée de rouille. Elle posa la lampe à côté, posa les mains dessus.
Le métal était glacé, comme s’il conservait une mémoire plus ancienne que la maison.
Elle hésita, puis souleva le couvercle.
Dedans, un empilement de papiers. Des lettres, des factures, des photos. Et, posé au sommet, un dossier cartonné sur lequel un nom était inscrit à l’encre noire :
Cécile Varnier.
Ses doigts tremblèrent.
Elle prit le dossier, le posa sur la bâche, l’ouvrit.
Le premier document était un rapport médical. Les mots dansaient sous ses yeux : troubles dissociatifs, hallucinations auditives, hospitalisation recommandée. Un cachet officiel barrait la page : Clinique Sainte-Marguerite.
Elle tourna la feuille. D’autres rapports suivaient. Toujours le même diagnostic. Toujours la même écriture sèche, détachée. Comme si la souffrance de sa mère n’était qu’un cas parmi tant d’autres.
Sous ces documents, elle trouva un petit carnet bleu. Moins épais que les autres. Quand elle l’ouvrit, une écriture différente apparut : celle de sa grand-mère.
"Elle ment. Elle veut me voler l’enfant. Elle dit que la maison parle, mais c’est elle qui chuchote la nuit. Je la vois marcher dans les couloirs. Elle ouvre les portes qu’elle n’a pas le droit d’ouvrir. Si elle continue, je la ferai interner. Je n’ai pas le choix. Élina ne doit pas savoir."
Ses jambes se dérobèrent. Elle s’assit sur le sol, le carnet ouvert sur ses genoux.
"Elle ment."
Tout son corps tremblait. Elle sentit une nausée monter. Elle referma le carnet, le reposa dans la boîte. La lampe projetait autour d’elle un cercle de lumière vacillante. Elle comprit qu’elle était au cœur du nœud. C’était ici que tout avait commencé : la peur, le silence, les secrets.
Et elle n’était plus certaine de vouloir savoir.
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Elle remonta avec le dossier contre sa poitrine. Dans le salon, elle le posa sur la table basse et s’assit, incapable de le rouvrir.
Le vent avait faibli. La maison semblait retenir son souffle.
Elle resta ainsi des heures, figée, à écouter le tic-tac régulier de l’horloge murale. Chaque seconde sonnait comme une accusation.
Quand la lumière déclina, elle se força à bouger. Elle alluma une bougie, rangea les papiers dans une chemise. Sa main caressa un instant la couverture cartonnée, comme pour sceller une trêve.
Puis elle se leva et alla vérifier la porte de la chambre de sa mère. Toujours verrouillée. Mais cette fois, elle sut qu’elle devait trouver la clé.
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Quand elle revint dans le salon, elle trouva Noé sur le pas de la porte.
Elle sursauta. Il tenait un sac en toile qu’il posa à ses pieds.
— Je vous ai apporté du bois sec. Celui de la grange est trop humide.
Elle ouvrit la bouche pour le remercier, mais aucun son n’en sortit. Il s’approcha, la fixa longuement.
— Vous avez trouvé quelque chose.
Elle déglutit.
— Comment… Comment vous savez ?
Il haussa légèrement les épaules.
— Ça se voit sur votre visage.
Elle baissa les yeux, serra ses bras autour d’elle. Il s’approcha encore, jusqu’à ce qu’elle sente la chaleur de son corps.
— Si vous avez besoin de parler… dit-il.
Elle releva la tête. Ses yeux clairs ne reflétaient aucun jugement. Juste une curiosité presque douloureuse.
Elle hocha la tête, incapable d’articuler un mot.
Il posa une main sur son bras. Le contact la brûla, mais elle ne recula pas.
— Prenez soin de vous, dit-il seulement.
Puis il sortit, refermant doucement la porte derrière lui.
Quand elle fut seule, le silence retomba.
Elle posa la main sur la chemise de documents.
Et comprit qu’elle ne pourrait plus jamais faire semblant.
