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Le Silence des Écorchés

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Lukando
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Résumé

‎Le bruit monotone des essuie-glaces battait la mesure de sa fatigue. Chaque aller-retour du caoutchouc contre le pare-brise semblait un peu plus lourd, comme si le moteur lui-même s’éreintait de cette nuit sans fin. Élina plissa les yeux : les phares découpaient la brume épaisse en formes mouvantes qui ressemblaient à des silhouettes. C’était une illusion, elle le savait. Mais à cet instant, dans l’ombre liquide des arbres, elle aurait juré voir quelqu’un se tenir immobile sur le bas-côté. ‎ ‎Elle se força à respirer plus profondément. Sa main droite se crispa sur le volant, ses phalanges blanchies par la pression. Elle n’avait pas fermé l’œil depuis presque quarante heures. Peut-être plus. À vrai dire, elle avait cessé de compter. ‎ ‎Les derniers mois avaient été un enchaînement de journées trop longues, de patients trop brisés pour qu’elle leur soit utile, de cauchemars qu’aucune lumière ne dissipait. Elle s’était promis de tenir bon, encore une semaine, puis une autre, jusqu’à ce qu’un matin elle réalise qu’elle ne se souvenait même plus de la couleur du ciel. ‎ ‎Son psychiatre l’avait avertie : « Vous avez brûlé toutes vos réserves. » Elle n’avait rien répondu. Qu’aurait-elle pu dire ? Qu’elle était psychologue, elle aussi ? Qu’elle savait tout ça ? Les théories, les étapes de l’épuisement émotionnel, la spirale de l’angoisse ? Connaître le nom du mal ne l’en avait pas protégée. ‎ ‎Alors elle avait pris la fuite.

les contraires s'attirenttragédierelation douteusevrai amourmaturecontre-attquesuspenseromantiqueindépendant

Partie 1

‎ Le Silence des Écorchés

‎Chapitre 1 : L’Épuisement

‎Le bruit monotone des essuie-glaces battait la mesure de sa fatigue. Chaque aller-retour du caoutchouc contre le pare-brise semblait un peu plus lourd, comme si le moteur lui-même s’éreintait de cette nuit sans fin. Élina plissa les yeux : les phares découpaient la brume épaisse en formes mouvantes qui ressemblaient à des silhouettes. C’était une illusion, elle le savait. Mais à cet instant, dans l’ombre liquide des arbres, elle aurait juré voir quelqu’un se tenir immobile sur le bas-côté.

‎Elle se força à respirer plus profondément. Sa main droite se crispa sur le volant, ses phalanges blanchies par la pression. Elle n’avait pas fermé l’œil depuis presque quarante heures. Peut-être plus. À vrai dire, elle avait cessé de compter.

‎Les derniers mois avaient été un enchaînement de journées trop longues, de patients trop brisés pour qu’elle leur soit utile, de cauchemars qu’aucune lumière ne dissipait. Elle s’était promis de tenir bon, encore une semaine, puis une autre, jusqu’à ce qu’un matin elle réalise qu’elle ne se souvenait même plus de la couleur du ciel.

‎Son psychiatre l’avait avertie : « Vous avez brûlé toutes vos réserves. » Elle n’avait rien répondu. Qu’aurait-elle pu dire ? Qu’elle était psychologue, elle aussi ? Qu’elle savait tout ça ? Les théories, les étapes de l’épuisement émotionnel, la spirale de l’angoisse ? Connaître le nom du mal ne l’en avait pas protégée.

‎Alors elle avait pris la fuite.

‎Elle avait quitté Paris sans prévenir personne, hormis un mail lapidaire envoyé à son assistante : Je pars quelques jours. Je n’ai pas de date de retour. Elle n’avait pas eu le courage d’éteindre son téléphone. Simplement, elle l’avait glissé au fond de son sac, sous une pile de chemisiers froissés qu’elle n’avait même pas pris la peine de plier.

‎Elle avait roulé des heures, d’abord sur l’autoroute, puis sur des départementales qui s’enfonçaient de plus en plus profondément dans le ventre noir de la campagne. À mesure qu’elle approchait du village, la brume s’épaississait, comme si le ciel avait décidé de la masquer à elle-même. Et dans ce voile impalpable, son esprit oscillait entre la lassitude et une angoisse sourde qu’elle ne comprenait pas tout à fait.

‎Quand elle vit la pancarte de Gréveux, son estomac se contracta. Elle n’était pas venue ici depuis vingt ans. Elle avait huit ans quand on l’avait emmenée vivre chez sa grand-mère, après… Elle se força à ne pas terminer cette pensée. Après quoi ? Après la mort de sa mère. Oui. C’était ce qu’on lui avait toujours dit. Mais ce souvenir avait toujours été comme une photo mal développée : floue, incertaine, tachée d’ombres qu’elle n’avait jamais osé scruter.

‎La route se termina devant un portail en fer forgé, rouillé par le sel et l’humidité. Il était entrouvert, grinçant au vent comme une mâchoire édentée. Elle coupa le moteur. Pendant quelques secondes, elle resta assise, les mains toujours posées sur le volant. Son souffle s’échappait en nuages pâles dans l’air glacé de l’habitacle. L’impression d’irréalité était totale.

‎Elle était revenue.

‎Elle sortit de la voiture. Le gravier humide craqua sous ses semelles. Ses jambes étaient raides, douloureuses. Elle se força à lever les yeux vers la maison.

‎La Brèche.

‎Elle avait toujours cru que ce nom venait de la falaise sur laquelle la demeure était bâtie, cette entaille abrupte qui plongeait vers une forêt épaisse. Mais maintenant, elle n’en était plus si sûre. Peut-être qu’il y avait eu une autre brèche, plus invisible, plus profonde : celle qu’on ne nomme pas.

‎La bâtisse était plus grande qu’elle ne s’en souvenait. Trois étages, des murs d’un gris sale, hérissés de fissures. Les volets de la plupart des fenêtres étaient fermés, certains pendaient de travers. L’endroit avait l’air abandonné depuis des décennies, et pourtant elle savait qu’on y avait vécu encore récemment. Sa grand-mère. Jusqu’à sa mort, trois jours plus tôt.

‎Élina frissonna. Elle ne ressentait pas de chagrin, seulement un froid plus vaste que le vent. Comme si le deuil était un luxe qu’elle ne pouvait plus s’offrir.

‎Elle attrapa sa valise dans le coffre et traversa la cour. La clé était lourde, en métal vieilli. Quand elle la tourna dans la serrure, un déclic sonore retentit, si fort qu’elle sursauta. La porte céda, dévoilant un couloir obscur.

‎L’odeur la frappa aussitôt : renfermé, humidité, vieux meubles. Et dessous, une autre senteur plus ténue, presque indéfinissable, qui la fit reculer d’un pas. Comme une note de cire fondue, mélangée à quelque chose de plus… acide. Elle n’aurait su dire quoi.

‎Elle inspira, se força à entrer.

‎Elle posa la valise dans l’entrée. La lumière blafarde du matin filtrait à peine par les interstices des volets. Elle alluma l’interrupteur, mais rien ne se produisit. Électricité coupée. Évidemment. Elle tâtonna jusqu’à la commode, trouva une vieille boîte d’allumettes et une bougie, qu’elle plaça sur une coupelle ébréchée. La flamme jaillit, tremblante. La pièce se remplit aussitôt d’ombres qui dansaient sur les murs.

‎Elle resta immobile un long moment, la main posée sur le bois froid. Ses paupières étaient lourdes. Chaque battement de son cœur cognait contre ses tempes. Elle avait envie de dormir. D’oublier qu’elle était revenue ici. D’oublier tout court.

‎Mais quelque chose la poussait. Un instinct qu’elle n’arrivait pas à nommer. Comme si la maison elle-même l’appelait.

‎Elle se détourna de l’entrée et avança dans le salon.

‎Rien n’avait changé.

‎Le vieux canapé marron, recouvert d’un plaid élimé. Le buffet massif, encore encombré de bibelots qu’elle reconnaissait : une horloge fendue, une statuette de porcelaine dont la tête avait été recollée de travers, un cadre photo renversé. Elle le redressa machinalement.

‎Une photo en noir et blanc. Sa mère, jeune, à peine plus âgée qu’Élina aujourd’hui. Ses cheveux noirs, ses yeux clairs. Elle souriait. Un sourire doux, presque timide. Elle portait Élina dans ses bras. Le bébé tendait la main vers l’objectif.

‎Le souffle d’Élina se bloqua. La gorge serrée, elle reposa le cadre. Pourquoi cette image lui faisait-elle plus mal que toutes les autres ?

‎Elle quitta le salon, gravit l’escalier.

‎Chaque marche grinçait. Le bois semblait se tordre sous son poids. Au palier, elle passa devant la chambre qu’on lui avait autrefois attribuée. La porte était entrebâillée. Elle jeta un coup d’œil rapide : un lit de fer, une couverture repliée, un rideau jauni. Tout avait l’air figé, comme si la petite fille qu’elle avait été allait surgir d’un instant à l’autre.

‎Elle referma doucement.

‎Puis elle se posta devant la porte d’en face.

‎La chambre de sa mère.

‎Fermée. La clé manquait.

‎Son cœur accéléra. Pourquoi cette porte restait-elle verrouillée ? Pourquoi sa grand-mère avait-elle toujours refusé qu’on y entre ?

‎Une bouffée de fatigue monta. Elle posa le front contre le battant. La peinture écaillée était froide. Elle ferma les yeux. Un vertige la prit : une sensation de déjà-vu si violente qu’elle dut se reculer pour ne pas tomber.

‎Elle s’appuya contre le mur. Dans son esprit, des images fusaient : la silhouette d’une femme assise au bord d’un lit, la lumière grise d’un matin d’hiver, une voix qui murmurait son nom. Puis plus rien.

‎Elle rouvrit les yeux, tremblante.

‎Elle avait besoin de dormir.

‎Redescendant au rez-de-chaussée, elle installa la bougie sur la table basse. Elle ôta enfin son manteau, ses chaussures, et s’assit sur le canapé. Le silence se referma sur elle comme une chape.

‎Elle ferma les paupières.

‎Un bruit la fit sursauter.

‎Elle redressa la tête, tendit l’oreille. Le craquement venait du plafond. Du grenier.

‎Elle se força à respirer lentement. Sans doute le bois qui travaille. Ou un animal.

‎Mais quand elle se leva, presque malgré elle, et qu’elle sentit sa main se poser sur la corde qui pendait du plafond, elle comprit qu’elle ne trouverait pas le sommeil tant qu’elle n’aurait pas vu.

‎Elle tira. L’échelle se déplia.

‎Elle monta.

‎Le grenier sentait la poussière et l’humidité. Elle leva la bougie. Les ombres s’étiraient le long des poutres, comme des bras qui se tordaient. Au centre, un coffret en bois.

‎Elle s’approcha.

‎La serrure était brisée. Elle posa la bougie à côté, souleva le couvercle.

‎‎À l’intérieur, un carnet noir.

‎‎Elle sut immédiatement de quoi il s’agissait. Elle le prit, le tourna entre ses mains.

‎‎Sur la première page, une écriture fine.

‎Cécile Varnier.

‎Sa mère.

‎Elle recula d’un pas, le cœur battant à rompre sa poitrine. Sa main tremblait. Elle se força à respirer. Lentement, elle referma le coffret, reprit la bougie.

‎‎Quand elle descendit, elle se sentait glacée jusqu’aux os.

‎‎Elle posa le carnet sur la table basse. S’assit.

‎‎Elle resta là des minutes entières, à le regarder, comme si le simple fait de l’ouvrir allait déclencher une tempête.

‎‎Puis elle inspira. Ses doigts effleurèrent la couverture de cuir.

‎‎Elle l’ouvrit.

‎‎"Si quelqu’un lit ceci, c’est que je suis morte. Ou pire."

‎‎Une porte claqua dans la maison.

‎‎Elle sursauta, la bougie vacilla, projetant des ombres qui dansèrent sur les murs. Le vent ? Ou autre chose ?

‎Elle referma le carnet, le serra contre elle.

‎‎Et pour la première fois depuis des mois, elle sentit les larmes lui monter aux yeux.