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Partie 2

‎Le Silence des Écorchés

‎Chapitre 6 : Une lettre de feu

‎La nuit tomba plus vite qu’Élina ne l’avait prévu. Un crépuscule violet étouffa peu à peu le peu de clarté qui se maintenait encore dans la maison. Quand elle alluma la bougie posée près du dossier, la flamme vacilla si violemment qu’elle crut qu’elle allait s’éteindre. Elle resta un instant immobile, la main posée sur le bord de la table, et se demanda si elle n’allait pas, elle aussi, finir par se dissoudre dans cette pénombre, happée par quelque chose qu’elle n’arrivait pas à nommer.

‎Depuis qu’elle avait trouvé la boîte en fer, un sentiment d’inéluctable pesait sur elle. Comme si la maison attendait qu’elle déterre un secret plus ancien encore que les carnets, plus ancien que les rapports médicaux. Elle le sentait, tout ce qu’elle avait découvert n’était qu’un prologue. Un prélude à une vérité plus corrosive.

‎Elle avait essayé de se persuader qu’elle pouvait reculer. Qu’elle pouvait refermer la boîte, ranger les carnets, remettre le dossier à l’avocat, et reprendre sa vie ailleurs. Mais chaque fois qu’elle posait la main sur la poignée de la porte d’entrée, la même sensation revenait : celle d’un fil invisible qui la retenait. Et plus le temps passait, plus ce fil se changeait en chaîne.

‎Elle se leva, attrapa la chemise cartonnée, et la serra contre elle comme on porte un bouclier. Puis elle monta à l’étage.

‎La porte de la chambre de sa mère semblait encore plus sombre que la veille. Comme si la nuit avait su s’y réfugier, l’enfermant derrière un rideau plus épais que le bois. Élina posa la main sur le battant. Le froid la fit frissonner. Son front vint toucher la surface rugueuse.

‎Elle ferma les yeux.

‎"Si tu es là, si tu m’entends… dis-moi pourquoi."

‎Aucune réponse. Seulement le silence, plus dense que jamais.

‎Elle redescendit.

‎---

‎Dans la cuisine, elle alluma une vieille cuisinière à gaz. La flamme bleue la rassura un instant. Elle y déposa une casserole d’eau. Pendant qu’elle chauffait, elle entreprit de ranger les provisions qu’elle avait rapportées la veille. Le moindre geste était une lutte : ses mains tremblaient, ses pensées se déchiraient comme un tissu trop usé. Elle sentit ses larmes monter sans pouvoir les contenir.

‎Quand l’eau frémit, elle se força à préparer un thé. Ses gestes se faisaient mécaniques. Elle versa le liquide fumant dans une tasse, la porta à ses lèvres. La chaleur la ramena un peu à elle-même.

‎Elle s’assit, le regard fixé sur la flamme du gaz qu’elle n’avait pas éteinte.

‎Le sifflement régulier se mêlait à celui du vent derrière les vitres.

‎Elle sentit qu’elle basculait. Que son esprit se fragmentait. Elle ferma les paupières.

‎Une voix, presque inaudible, frôla son oreille.

‎"Élina."

‎Elle rouvrit les yeux d’un coup. La tasse faillit lui échapper. Elle se retourna. La cuisine était vide.

‎Son cœur battait si fort qu’elle crut qu’il allait éclater.

‎"Ce n’est rien. Tu es fatiguée."

‎Elle inspira. Puis elle ferma le robinet du gaz, éteignit la cuisinière, et alla s’asseoir dans le salon.

‎Le carnet de sa mère l’attendait, posé sur la table basse.

‎Elle tendit la main, le prit. Elle hésita, l’ouvrit à la première page, celle qu’elle avait lue la première nuit :

‎"Si quelqu’un lit ceci, c’est que je suis morte. Ou pire."

‎Elle tourna la page. Puis une autre. Les mots semblaient changer sous ses yeux. Chaque ligne vibrait d’une tension sourde.

‎"Je sais qu’ils veulent me faire taire. Ils disent que je me trompe, que je fabule. Mais je ne mens pas. Il vient la nuit. Il dit que je dois écrire. Que je dois me souvenir. Il dit que c’est le seul moyen de survivre."

‎Elle referma le carnet, la gorge nouée. La bougie vacilla de nouveau, projetant sur le mur l’ombre de son visage, déformé par la flamme.

‎---

‎Elle décida de remonter au grenier. Une part d’elle savait qu’elle n’en sortirait pas indemne. Mais c’était là, elle le sentait, que la suite l’attendait.

‎Elle monta l’échelle, la lampe à pétrole dans une main.

‎Le grenier paraissait encore plus vaste que la première fois. L’ombre semblait s’y rassembler, se densifier. Elle avança jusqu’à la caisse où elle avait trouvé les premiers carnets. Elle la poussa. En dessous, un panneau de bois légèrement disjoint attira son attention.

‎Elle posa la lampe. Ses doigts effleurèrent le bois. Elle sentit un léger courant d’air glisser entre les planches.

‎Elle chercha un outil, trouva un vieux tournevis rouillé. Elle enfonça la pointe dans l’interstice et fit levier. Le panneau céda avec un craquement. Derrière, un espace creux.

‎Elle tendit la lampe.

‎Une boîte métallique, plus petite que celle de la cave. Verrouillée par un cadenas.

‎Son cœur se serra. Elle chercha autour d’elle : dans un pot de terre, elle trouva une petite clé rouillée.

‎Elle la prit, l’enfonça dans la serrure. Le clic sonore la fit sursauter.

‎Elle ouvrit.

‎À l’intérieur, une liasse de lettres, soigneusement ficelées d’un ruban bleu.

‎Elle les sortit une à une. Le papier, jauni, craquait sous ses doigts. Sur l’enveloppe du dessus, un nom, écrit d’une main qu’elle reconnut :

‎Cécile.

‎Elle l’ouvrit. La date était ancienne, presque trente ans plus tôt.

‎"Ma chère Cécile,

‎Tu ne me répondras pas. Je le sais. Mais je dois écrire. Parce que si je ne le fais pas, je vais devenir fou. La nuit, je rêve de toi. Je rêve de cette maison, et de la chose que tu disais avoir vue. J’entends encore ta voix me dire qu’elle est là, qu’elle attend. Parfois, je pense que tu avais raison. Parfois, je me dis que je suis en train de perdre la raison, moi aussi.

‎Pardonne-moi. Pardonne-moi de ne pas t’avoir crue."

‎Elle sentit ses larmes couler.

‎Elle sortit une autre lettre. Puis une troisième.

‎"Je reviendrai. Je dois voir Élina. Même si tu refuses. Même si ta mère me chasse. Je ne peux plus vivre sans savoir si elle est… normale. Si elle est libre."

‎Elle reposa les lettres. Ses mains tremblaient.

‎Qui avait écrit ces mots ?

‎Elle chercha une signature. La dernière page portait un prénom.

‎Paul.

‎Elle ferma les yeux.

‎Son père.

‎Celui qu’on lui avait toujours dit mort avant sa naissance.

‎Elle resta là, à genoux, dans la poussière, la lampe posée près d’elle. Sa respiration se faisait courte, douloureuse. Les larmes brouillaient sa vision.

‎Tout ce qu’elle croyait savoir était un mensonge.

‎Elle serra les lettres contre sa poitrine.

‎"Pourquoi ?"

‎Sa voix résonna faiblement dans le grenier.

‎Aucune réponse.

‎---

‎Elle redescendit, titubante. Dans le salon, elle s’effondra sur le canapé. Les lettres glissèrent de ses mains. Le feu dans la cheminée s’était éteint depuis longtemps. Le froid la saisit.

‎Elle resta immobile, des heures peut-être. Jusqu’à ce qu’un bruit la tire de sa stupeur : un grincement, suivi d’un craquement plus sec.

‎Elle se redressa.

‎Le bruit venait du premier étage.

‎De la chambre de sa mère.

‎Elle se leva, chaque pas une déchirure. Elle gravit l’escalier. Devant la porte, elle posa la main sur la poignée.

‎Elle n’était plus verrouillée.

‎Elle retint son souffle. Sa main tremblait.

‎Elle poussa.

‎La pièce était plongée dans l’ombre. L’odeur, un mélange de moisi et d’un parfum sucré, la frappa de plein fouet. Elle entra, referma la porte derrière elle.

‎Une fenêtre, couverte d’un rideau épais, filtrait un peu de lumière grise.

‎Au centre de la chambre, un petit bureau. Dessus, une bougie presque consumée. Et un papier, posé bien en évidence.

‎Elle avança.

‎La bougie avait été allumée récemment. Elle toucha la cire : encore tiède.

‎Elle baissa les yeux vers la feuille.

‎"Élina,

‎Je t’ai attendue. Maintenant que tu es revenue, je peux partir.

‎Ne crois pas tout ce qu’ils t’ont dit. La vérité est sous la pierre.

‎Pardonne-moi."

‎Il n’y avait pas de signature.

‎Ses mains se crispèrent sur le papier.

‎"Sous la pierre."

‎Elle recula, heurta la commode. Un choc sourd. Elle se retourna.

‎Un tiroir entrouvert.

‎Elle s’approcha. Dedans, un coffret plus petit encore que les autres. Sans serrure.

‎Elle l’ouvrit.

‎Un médaillon, terni par le temps. Elle l’ouvrit. Une photographie minuscule : sa mère, jeune, souriante. Dans ses bras, un bébé. Elle.

‎Elle sentit un sanglot la traverser.

‎Elle referma le médaillon, le serra dans sa main.

‎Elle comprit qu’elle ne pourrait plus fuir.

‎La vérité l’attendait. Sous la pierre.

‎Et elle irait.

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