Partie 1
Le Silence des Écorchés
Chapitre 4 : Les murs ont une mémoire
Le lendemain, le vent soufflait par rafales contre la façade, faisant trembler les volets comme s’ils allaient s’arracher. Élina n’avait pas fermé l’œil. Depuis qu’elle avait trouvé les carnets, le sommeil s’était mué en un territoire interdit. Elle avait passé des heures à relire les mêmes pages, espérant y trouver une cohérence. Mais plus elle s’enfonçait dans ces mots, plus ils se dissociaient, comme un puzzle dont les pièces refusaient de s’emboîter.
À l’aube, elle avait renoncé. Elle avait refermé le dernier carnet, l’avait posé sur la table basse et s’était levée. Ses muscles protestaient. Son dos la lançait comme si elle portait une charge invisible. Ses yeux brûlaient.
Dans la cuisine, elle fit couler un café qu’elle oublia sur le plan de travail. Quand elle revint, le liquide avait refroidi, formant une pellicule terne qu’elle ne put se résoudre à boire. Elle le jeta dans l’évier.
Elle se tenait là, les mains posées sur le rebord, quand elle sentit un frisson lui courir le long de l’échine. Une impression presque familière, comme si la maison se refermait sur elle, centimètre par centimètre. Elle releva lentement la tête. Son reflet, dans la vitre de la porte-fenêtre, lui renvoya une image qui ne lui appartenait plus : des cernes trop sombres, des traits tirés, un regard qui n’était plus le sien.
Elle se détourna brutalement.
"Il faut sortir."
La voix résonna dans sa tête, aussi nette qu’une injonction. Elle attrapa son manteau, des bottes, ses clés, et quitta la maison.
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L’air dehors était glacé. Le ciel d’un blanc sale pesait sur le village comme une chape. Elle traversa la cour, ferma le portail derrière elle. La route descendait vers la place centrale, que l’on devinait à travers le rideau de brume. Ses pas crissaient sur le gravier. Elle se sentait stupide : elle n’avait pas de plan. Simplement, elle devait bouger, s’éloigner.
Le village était presque désert. Quelques volets battants claquaient au vent. Des rideaux frémissaient derrière les vitres. Elle sentit des regards qu’elle ne voyait pas. Peut-être était-ce son imagination. Peut-être pas.
La supérette, minuscule, était la seule boutique ouverte. Elle poussa la porte vitrée. Une clochette tinta.
L’intérieur sentait la poussière et le vieux plastique. Un homme d’une soixantaine d’années, aux épaules voûtées, se tenait derrière le comptoir. Il leva les yeux, la détailla sans sourire.
— Bonjour, fit-elle, la voix rauque.
Il se contenta d’incliner la tête.
Elle prit un panier et parcourut les rayons. Elle n’avait besoin de rien, en réalité. Mais remplir ses bras de choses tangibles, triviales, la rassurait. Des conserves, des allumettes, du café, un pain sec. Elle les aligna sur le comptoir.
L’homme scanna chaque article avec une lenteur imperturbable. Ses doigts étaient épais, crevassés. Quand il annonça le prix, elle sursauta. Il répéta, plus fort, et elle lui tendit un billet, honteuse.
Il rendit la monnaie, puis la fixa d’un regard où pointait quelque chose qu’elle identifia trop tard : une sorte de curiosité glacée.
— Vous êtes la fille de Cécile, dit-il, sans intonation.
Elle resta figée.
— Oui.
Un silence s’étira.
— On disait que vous ne reviendriez jamais.
Sa gorge se serra. Elle baissa les yeux, rangea ses achats dans un sac.
— Et pourtant, murmura-t-elle.
Elle fit demi-tour, mais il la retint d’un geste.
— Si vous avez besoin de quelque chose… de n’importe quoi… demandez au curé. Il sait beaucoup de choses.
Elle s’arrêta, interdite.
— Le curé ?
— Père Jauffret. Il a connu votre mère. Il… Il pourrait vous aider à comprendre.
Elle hocha la tête, incapable de répondre. La clochette tinta de nouveau quand elle quitta la boutique. L’air extérieur la frappa comme un seau d’eau glacée. Elle inspira profondément.
Le curé. Encore un témoin. Encore un morceau du passé qu’elle n’avait pas cherché.
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Elle prit à droite, suivant le chemin pavé qui montait vers l’église. Le clocher, trapu, émergeait de la brume. La bâtisse semblait plus ancienne que tout le reste, rongée par le lichen et le vent. Elle gravit les marches de pierre, posa la main sur la porte massive. Elle hésita. Puis poussa.
L’intérieur était plus sombre qu’elle ne l’avait imaginé. L’odeur d’encens, âcre et lourde, lui fit tourner la tête. Quelques cierges brûlaient devant l’autel. La nef était vide.
Elle avança jusqu’à un banc et s’assit. Ses mains étaient glacées. Elle les frotta l’une contre l’autre, sans parvenir à chasser l’engourdissement.
Un bruit de pas résonna derrière elle. Elle se retourna.
Un homme mince, au visage émacié, s’approchait. Sa soutane noire flottait autour de ses chevilles. Ses yeux, pâles, brillaient d’une douceur étrange.
— Bonjour, dit-il. Vous êtes Élina Varnier.
Elle sursauta.
— Vous me connaissez ?
Un sourire sans joie étira ses lèvres.
— J’ai connu votre mère. Et votre grand-mère. Vous lui ressemblez beaucoup.
Elle baissa les yeux.
— Je ne suis pas venue prier.
— Je m’en doute.
Il s’assit sur le banc voisin. Ses mains fines se posèrent sur ses genoux.
— On m’a dit que vous aviez trouvé ses carnets.
Elle sentit son estomac se contracter.
— Qui vous l’a dit ?
Il ne répondit pas.
— Votre mère n’était pas folle, murmura-t-il après un long silence. Ou du moins, pas comme on l’a prétendu.
Elle releva la tête, le regard planté dans le sien.
— Alors comment ? Comment était-elle ?
Il ferma les paupières, comme s’il cherchait ses mots.
— Elle était… différente. Elle sentait la peur avant qu’elle n’entre dans une pièce. Elle voyait des choses que nous refusions de voir. Et elle croyait que la maison avait une mémoire.
Élina serra les poings.
— Et vous ? Vous y croyez ?
Il rouvrit les yeux. Dans leur clarté presque douloureuse, elle lut une forme de compassion.
— Je crois que certains lieux retiennent ce qu’on y laisse. Et que votre famille y a laissé beaucoup de chagrin.
Elle se leva d’un bond.
— Je… Je dois partir.
Il la regarda sans bouger.
— Vous reviendrez, dit-il simplement.
Elle quitta l’église. Le vent emplit aussitôt ses poumons d’un air si glacé qu’elle crut qu’il allait les fendre. Elle s’arrêta sur le parvis, le regard tourné vers la vallée. L’impression d’être enfermée dehors, elle aussi, la frappa. Comme si nulle part ne pouvait plus être un refuge.
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Quand elle regagna la maison, le pick-up de Noé était de nouveau garé devant le portail.
Son cœur bondit.
Elle se força à avancer. Il sortait de la grange attenante, tenant un morceau de bois pourri qu’il déposa contre le mur.
— Le vent a arraché une partie du bardage, dit-il en la voyant. Il faudra le remplacer.
Elle passa devant lui sans répondre. Ses doigts tremblaient quand elle chercha la clé. Elle la fit tourner dans la serrure, poussa la porte.
Avant de refermer, elle le regarda.
— Vous connaissiez ma mère ? demanda-t-elle, d’une voix qu’elle ne reconnut pas.
Ses yeux se voilèrent un instant.
— Pas comme vous l’entendez.
Il posa sa main sur le chambranle.
— Mais je sais ce qu’on racontait.
— Et qu’est-ce qu’on racontait ?
Il soutint son regard.
— Qu’elle avait vu quelque chose. Quelque chose qui l’avait suivie jusque dans cette maison.
Elle déglutit.
— Et vous ? Vous y croyez ?
Il haussa les épaules.
— Ce que je crois n’a pas d’importance. C’est ce que vous croyez qui vous détruira. Ou vous sauvera.
Elle referma la porte sans un mot.
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La soirée tomba rapidement. Elle fit un feu, rangea les courses mécaniquement, et s’assit devant la cheminée. Son regard se perdit dans les flammes. Elle crut entendre, au fond du couloir, un craquement. Puis un murmure. Son nom.
Elle se leva. Sa main se posa sur le carnet. Elle hésita. Puis l’ouvrit.
"Il reviendra. Il ne veut pas que je parte. Il dit que la maison a besoin de moi. Qu’elle a faim."
La bougie vacilla.
Dehors, le vent hurla contre les volets.
Elle comprit qu’elle ne pouvait plus partir.
Pas encore.
