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Partie 1

‎ Le Silence des Écorchés

‎Chapitre 3 : La Maison sur la Falaise

‎Le reste de la matinée se dilua dans un silence poisseux. Noé s’était absenté à plusieurs reprises, montant et descendant les escaliers avec la régularité d’un métronome, déposant parfois un outil près de la porte. Chaque fois qu’Élina l’apercevait, elle ressentait la même sensation dérangeante : celle d’être déchiffrée. Non pas simplement regardée, mais lue, comme si ses pensées s’inscrivaient à la surface de sa peau.

‎Elle tenta de s’occuper pour échapper à cette impression. Elle fit un état des lieux méthodique, ouvrant tous les placards, triant les vieux draps, notant mentalement ce qu’il faudrait jeter, ce qu’il faudrait laver. Elle s’astreignait à bouger sans relâche : quand elle restait immobile, l’angoisse recommençait à lui mordre le ventre.

‎Dans la salle de bains du rez-de-chaussée, elle découvrit une trousse de toilette intacte, posée au bord du lavabo. Une brosse à cheveux avec plusieurs mèches brunes emmêlées. Un flacon de parfum éventré. La senteur, sucrée et écœurante, lui fit tourner la tête. Elle se demanda pourquoi sa grand-mère avait gardé ces objets, s’ils avaient appartenu à sa mère, ou si c’étaient simplement les siens. Peut-être qu’ici, rien ne s’était jamais vraiment arrêté : la mort n’avait pas suffi à effacer la présence de ceux qui avaient habité ces murs.

‎Elle referma la trousse, le cœur battant.

‎Quand elle retourna dans le salon, Noé était là.

‎Il se tenait près de la cheminée, comme s’il attendait qu’elle revienne. Il avait ôté son bonnet, révélant des cheveux légèrement ondulés, humides de brume. Ses yeux se levèrent vers elle, calmes et étrangement directs.

‎— La toiture est en mauvais état, dit-il simplement. Il faudrait refaire une partie de la charpente. Si vous laissez passer un autre hiver, vous risquez des infiltrations plus graves.

‎Elle hocha la tête, trop tendue pour répondre tout de suite. Il avait la voix d’un homme qui avait l’habitude de parler sans hausser le ton, avec une tranquillité qui pouvait passer pour de l’indifférence. Mais ce qui la troublait, c’était la manière dont il scrutait son visage, comme s’il cherchait la moindre faille.

‎Elle croisa ses bras sur sa poitrine.

‎— Vous pouvez me faire un devis ?

‎— Je vous l’enverrai dans la semaine. Vous avez une adresse mail ?

‎Elle lui dicta l’adresse de son téléphone professionnel. Il la répéta sans note, la mémorisant avec une facilité qui la mit mal à l’aise. Elle détourna le regard, cherchant un prétexte pour mettre fin à cet échange. Mais il ne bougeait pas. Il détaillait la pièce, le manteau qu’elle avait abandonné sur le canapé, les quelques cartons ouverts. Comme s’il prenait la mesure de son installation, de son intention de rester.

‎Elle finit par reprendre la parole.

‎— Vous… connaissiez ma grand-mère ?

‎Un très léger silence s’installa.

‎— Tout le monde connaissait Madeleine Varnier, ici, dit-il. C’était une femme… marquante.

‎Le mot flotta entre eux, plus lourd qu’un simple constat. Élina soutint son regard. Elle aurait voulu qu’il développe. Qu’il dise ce qu’il savait, ce qu’il pensait d’elle. Mais il resta muet.

‎Elle sentit sa gorge se serrer.

‎— Et ma mère ? murmura-t-elle, avant de pouvoir se retenir.

‎Cette fois, il baissa les yeux, comme s’il réfléchissait à la limite de ce qu’il avait le droit d’avouer.

‎— Pas vraiment. J’étais trop jeune. Mais… certaines histoires circulent encore.

‎Il ne poursuivit pas.

‎Elle eut un goût amer sur la langue. Les histoires. Toujours ces rumeurs qui flottaient comme une buée sale, que personne ne voulait dissiper.

‎Elle inspira.

‎— Des histoires ? Quelles histoires ?

‎Il releva la tête. Ses yeux d’un gris trop clair se plantèrent dans les siens.

‎— Que cette maison n’a jamais aimé ses habitants. Et qu’elle ne les a jamais laissés partir.

‎Un silence plus dense tomba. Le bois dans la cheminée craqua, brisant la tension. Élina recula d’un pas, la respiration brève.

‎— Je… merci pour votre venue, dit-elle, la voix rauque.

‎Il hocha simplement la tête. Sans insister. Il reprit sa caisse à outils, remit son bonnet.

‎— Je passerai quand vous aurez décidé des travaux, dit-il.

‎Elle ne répondit pas. Il franchit le seuil sans se retourner. Quelques secondes plus tard, elle entendit le moteur du pick-up démarrer, puis le bruit s’éloigna, avalé par la brume.

‎Quand elle fut seule, le silence revint, encore plus épais qu’avant.

‎Elle se laissa tomber sur le canapé. Ses mains tremblaient.

‎"Cette maison n’a jamais aimé ses habitants."

‎Elle se souvenait de ce qu’elle ressentait, enfant, en s’endormant dans la chambre d’étage : une impression qu’elle n’était pas seule. Qu’une présence se tenait là, tapie dans l’ombre, et qu’elle l’observait. À huit ans, elle croyait que c’était sa mère, revenue sous une forme invisible. Plus tard, elle avait compris que c’était sans doute autre chose.

‎Elle ferma les yeux, la tête posée contre le dossier. Malgré la chaleur de la cheminée, elle avait froid.

‎---

‎Elle dormit quelques heures. Un sommeil fragmenté, peuplé d’images indistinctes : des couloirs qui se tordaient, un rire étouffé, des pages noires couvertes d’une écriture qu’elle n’arrivait pas à déchiffrer. Quand elle émergea, le feu s’était presque éteint, et la nuit était tombée.

‎Elle ralluma la bougie.

‎Elle aurait pu remonter se coucher. Mais une force obscure la poussa vers le buffet. Elle ouvrit le tiroir et reprit le carnet.

‎Elle alluma une lampe à pétrole que Noé avait posée là, sans qu’elle sache quand il l’avait sortie. La flamme jaune vibra, projetant des ombres dansantes. Le petit cercle de lumière se posa sur les mots.

‎Elle reprit sa lecture.

‎"Je crois qu’il sait que je me souviens. J’entends ses pas, la nuit. Il s’approche, il se penche au-dessus de moi. Parfois, je crois qu’il me touche. Quand je me réveille, il n’y a personne. Mais l’empreinte de sa main reste sur la couverture. Je n’ose plus dormir."

‎Sa gorge se serra. Elle tourna la page.

‎"Je me suis juré de ne pas devenir comme elle. Je croyais pouvoir me sauver, te sauver. Mais j’ai échoué. Si tu lis ceci, ma fille, sache que je ne voulais pas disparaître. On m’a pris quelque chose. Quelque chose que je ne peux pas nommer."

‎Une larme roula sur sa joue. Elle la balaya d’un revers de main.

‎Elle referma le carnet, mais garda les doigts posés sur la couverture, comme si elle pouvait en absorber le contenu par la simple pression de sa paume.

‎Il fallait qu’elle sache. Même si la vérité devait la briser.

‎---

‎Le lendemain matin, elle décida d’explorer le grenier en plein jour.

‎Elle monta l’échelle. La lumière blême du matin filtrait par une lucarne minuscule. L’endroit semblait plus banal que la veille. Des caisses, des malles, des piles de vieux journaux. Mais elle savait que l’horreur se cachait souvent derrière les apparences les plus ordinaires.

‎Elle ouvrit la première caisse : des vêtements d’enfant, soigneusement pliés. Elle reconnut une robe de laine qu’elle portait sur une photo. Sa mère l’avait confectionnée. Elle la souleva, caressa l’étoffe. Un parfum lointain en monta, la fit frémir.

‎Elle posa la robe sur le couvercle, fouilla plus loin.

‎Dans une autre caisse, elle trouva un lot de carnets identiques à celui qu’elle avait découvert. Des couvertures noires, identiques. La date inscrite en haut de chaque volume. Une écriture presque illisible.

‎Elle comprit que ce qu’elle avait lu n’était qu’un fragment.

‎Un frisson la parcourut. Elle tira l’un des carnets, l’ouvrit au hasard.

‎"Je l’ai vu ce soir. Il était dans le jardin. Il a levé la main. J’ai cru qu’il allait frapper la vitre. Mais il s’est contenté de me regarder. Il souriait."

‎Elle referma brusquement le carnet.

‎Elle se sentait au bord du gouffre. Chaque mot l’enfonçait un peu plus dans une terreur qu’elle n’avait pas connue depuis l’enfance.

‎Elle rangea le carnet, redescendit précipitamment. Ses mains tremblaient. Son souffle lui échappait.

‎Elle se força à marcher jusqu’à la porte d’entrée. Elle l’ouvrit en grand, inspira l’air glacé.

‎Dehors, la brume s’était dissipée. La falaise s’étirait, vertigineuse, jusqu’à la lisière de la forêt. Elle avança jusqu’au muret de pierre. Le vide s’étendait, impassible. Elle se pencha légèrement.

‎Elle comprit alors pourquoi on appelait cet endroit La Brèche.

‎Ce n’était pas seulement une entaille dans le paysage. C’était une faille. Un passage. Peut-être une frontière entre les vivants et les morts.

‎Elle recula d’un pas, le vertige encore accroché à sa nuque.

‎Et dans ce silence absolu, elle sut qu’elle ne repartirait pas avant d’avoir compris ce qui s’était joué ici.

‎Même si cela devait la détruire.

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