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Partie 1

‎Le Silence des Écorchés

‎Chapitre 2 : L’Appel du Passé

‎Le lendemain, un ciel d’un gris uniforme s’abattait sur la maison comme un couvercle. La brume, dense et laiteuse, filtrait la lumière du matin. Quand Élina entrouvrit les volets du salon, l’impression d’irréalité revint, plus vive encore que la veille : elle aurait pu être la seule âme vivante à des kilomètres à la ronde.

‎Elle referma la fenêtre, frissonnant. La nuit avait été longue. Après avoir trouvé le carnet, elle n’avait pas réussi à se rendormir. Les heures s’étaient succédé, lentes, incolores. Parfois, elle croyait entendre des pas dans le couloir. Ou un murmure étouffé derrière la porte close de la chambre de sa mère. Chaque fois qu’elle se dressait, la maison se taisait, comme si elle se jouait d’elle.

‎Elle avait fini par allumer une autre bougie, et s’était remise à lire le carnet. Les pages noircies d’une écriture serrée respiraient la peur. Et quelque chose d’encore plus troublant : une forme de tendresse qui lui vrillait le ventre. Sa mère n’avait jamais cessé de l’aimer, même dans la folie. Même au bord de l’effondrement.

‎Elle avait lu jusqu’au lever du jour.

‎Et maintenant qu’elle refermait le carnet, Élina comprenait qu’elle ne pourrait plus faire marche arrière. Il contenait quelque chose de plus qu’un témoignage. C’était un appel. Une supplique lancée à travers les années.

‎Elle déposa le carnet dans un tiroir du buffet, le cœur serré. Une part d’elle voulait tout brûler, jeter ce passé dans les flammes et prétendre qu’il n’avait jamais existé. Mais l’autre, plus obstinée, plus affamée, ne voulait plus vivre dans le mensonge.

‎Elle inspira longuement, puis décida de s’occuper. Elle n’avait pas quitté Paris pour se consumer dans ses souvenirs.

‎Dans la cuisine, elle fit couler de l’eau dans la bouilloire, surpris qu’il y ait encore un filet de pression dans les tuyaux. La maison était alimentée par une vieille citerne souterraine ; elle se rappela vaguement que sa grand-mère l’entretenait avec obsession. Elle pensa à cette femme sévère, droite comme un pieu, qui avait toujours marché dans cette demeure comme une reine dans son château. Pendant des années, Élina avait cru qu’elle l’aimait. Puis elle avait compris que la vieille n’aimait personne, sauf peut-être sa propre légende.

‎Une odeur de café instantané commença à se répandre. Elle s’adossa au plan de travail, ferma les yeux. Son corps était douloureux de fatigue. Ses pensées, elles, filaient en tous sens.

‎Elle essaya de faire le tri. La veille, elle avait lu plusieurs passages qui semblaient écrits pendant les dernières semaines de sa mère ici. Certains contenaient des phrases inachevées, comme si Cécile avait eu peur qu’on la surprenne en train d’écrire. Parmi elles, une revenait sans cesse :

‎"Ils disent que je délire. Mais je n’oublie pas ce qu’il m’a fait. Il est revenu. Il a juré de me reprendre ce que j’ai refusé de lui donner."

‎Qui était ce "il" ? Son père ? Mais on lui avait toujours dit qu’il était mort dans un accident avant sa naissance. Peut-être un amant ? Ou une figure plus vague, plus symbolique ?

‎Elle se redressa brusquement. Pourquoi essayait-elle de trouver une logique ? Peut-être que sa mère était vraiment folle. Peut-être que ces pages n’étaient qu’un délire paranoïaque.

‎Elle posa sa tasse et se passa les mains sur le visage. La brûlure de la porcelaine chaude contre ses paumes l’aida à rassembler son courage.

‎Elle ne trouverait pas les réponses ici. Pas dans la cuisine, pas dans les souvenirs d’enfant. Il fallait qu’elle explore la maison. Qu’elle regarde en face ce qu’elle avait toujours fui.

‎---

‎Elle entreprit de faire le tour des pièces, une par une.

‎Le bureau, d’abord. Une vaste pièce donnant sur la falaise, avec une baie vitrée envahie par la buée. Les étagères croulaient sous les vieux livres : traités d’histoire, encyclopédies médicales, romans reliés de cuir. Elle reconnut le bureau en chêne massif où sa grand-mère passait des heures, penchée sur des lettres qu’elle refusait de montrer. Les tiroirs étaient fermés à clé. Elle chercha un double dans le secrétaire, sans succès. Ses doigts tremblaient légèrement quand elle effleurait le bois. Une odeur de cire rance flottait, entêtante.

‎Elle nota mentalement de trouver un trousseau de clés, puis referma la porte.

‎La salle à manger ensuite : une longue table, encore dressée d’une nappe jaunie. Des verres retournés attendaient un repas qu’on n’avait jamais servi. Une nappe brodée, couverte de taches brunes. Elle passa les doigts dessus, se demandant si c’était du vin ou quelque chose de plus sombre. La vision la fit frissonner.

‎Elle monta au premier étage.

‎La porte de la chambre de sa mère la narguait, toujours close. Elle essaya la poignée, sans surprise : verrouillée. Elle s’y adossa, ferma les yeux. Dans le silence, elle crut entendre un chuchotement. Elle tendit l’oreille. Rien. Le vieux bois soupirait sous le vent. Seulement ça. Ou alors…

‎Elle rouvrit les yeux.

‎Elle posa sa main sur le battant, comme si elle pouvait deviner ce qui se cachait derrière.

‎"Qu’est-ce que tu voulais qu’on ne sache pas ?" murmura-t-elle.

‎Pas de réponse, bien sûr.

‎Elle descendit au rez-de-chaussée. Le salon semblait plus froid qu’auparavant. Elle réalisa que le feu de la cheminée n’avait pas été allumé depuis des années. Elle alla chercher quelques bûches dans le vieux cellier. Quand elle revint, elle se força à s’occuper, à faire claquer les allumettes, à disposer le bois, à souffler sur les flammes. Peu à peu, la chaleur emplit la pièce. C’était un geste banal, presque réconfortant. Comme si elle reprenait possession de l’endroit.

‎Elle s’assit sur le canapé, face au feu. Son regard se perdit dans les braises.

‎C’est alors qu’elle entendit le bruit d’un moteur dans la cour.

‎Elle sursauta. Son cœur s’emballa. Ici, personne ne venait par hasard.

‎Elle se redressa, passa la main dans ses cheveux pour se donner contenance, puis s’avança jusqu’à la fenêtre. Elle écarta légèrement le rideau.

‎Un pick-up bleu était garé devant le portail. Un homme en descendait. Grand, mince, vêtu d’une veste de travail usée. Il portait un bonnet sombre, et ses cheveux, châtains, retombaient en mèches humides sur sa nuque. Il leva les yeux vers la fenêtre. Même à cette distance, Élina sentit un courant glacé courir le long de sa colonne vertébrale. Elle avait le sentiment qu’il la voyait parfaitement.

‎Il lui fit un signe vague de la main, avant de contourner le véhicule pour attraper une caisse à outils.

‎Elle recula du rideau, le souffle court. Elle ne connaissait pas cet homme. Pourtant… Il y avait quelque chose de familier dans son allure. Elle chercha dans sa mémoire. Rien. Pas un nom, pas un visage. Mais son instinct criait qu’il ne venait pas pour une simple visite de courtoisie.

‎Elle se força à respirer. Peut-être un ouvrier mandaté par l’étude notariale pour vérifier l’état de la maison ? Elle s’en persuada, du moins assez pour ouvrir la porte.

‎L’air glacé s’engouffra aussitôt dans l’entrée.

‎Il leva les yeux.

‎— Bonjour, dit-il, d’une voix grave. Je suis Noé Delmas. On m’a chargé de venir inspecter la toiture. Avec le vent qu’on a eu ces dernières semaines, ça menace de s’effondrer.

‎Elle hocha la tête, la main crispée sur le battant.

‎— Vous êtes… envoyé par l’agence ?

‎Il la détailla, sans insistance mais sans la moindre gêne non plus. Ses yeux étaient d’un gris pâle, presque argenté.

‎— Par maître Prigent. Il m’a dit que vous étiez la petite-fille de madame Varnier. La nouvelle propriétaire.

‎Il parlait calmement, mais un curieux frisson lui parcourut l’échine. Comme s’il posait un constat plus qu’une simple phrase.

‎Elle se décala pour le laisser entrer. Il déposa sa caisse sur le seuil et tendit une main gantée qu’elle serra sans conviction. Sa poigne était ferme, trop chaude.

‎— Je vais jeter un œil aux combles. Vous avez remarqué des infiltrations ?

‎Elle secoua la tête. Elle n’en savait rien, elle n’avait rien regardé. Elle le laissa passer. Il marcha d’un pas tranquille jusqu’au fond du couloir, observa les murs.

‎— Vous avez besoin d’aide pour autre chose ? fit-il en se retournant.

‎Elle ouvrit la bouche, sans trouver quoi répondre. Il soutenait son regard, sans ciller.

‎— Je… Non. Merci.

‎Il acquiesça, puis gravit l’escalier comme s’il connaissait déjà le chemin.

‎Quand elle referma la porte, elle dut s’adosser un instant pour calmer son cœur. Elle se sentait idiote. Il n’y avait rien d’inquiétant. Juste un couvreur. Un inconnu.

‎Mais pourquoi avait-elle cette impression qu’il n’était pas un étranger ? Pourquoi son nom sonnait-il comme un écho ?

‎Elle se força à retourner au salon. Le carnet était encore dans le tiroir. Elle le tira doucement, l’ouvrit au hasard.

‎"Il m’a trouvé. Il me regarde. Il sait. Je ne peux pas fuir."

‎Elle referma le carnet. Sa gorge était sèche.

‎Elle se tourna vers la fenêtre. Dehors, le pick-up semblait attendre, immobile, sous la brume.

‎Elle sut, avec une certitude glaçante, que la maison ne voulait pas seulement qu’elle se souvienne. Elle voulait qu’elle comprenne.

‎Et qu’elle paie.

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