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Chapitre 005

Raissa resta longtemps immobile, le dos appuyé contre la porte, la respiration courte. Son cœur battait douloureusement dans sa poitrine, comme s’il voulait s’échapper, fuir cet endroit avant elle. Tout son corps tremblait, non de peur, mais d’un épuisement plus profond, plus dangereux : celui qu’on ressent quand on comprend qu’on ne possède plus rien, pas même le droit de rêver.

Elle songea un instant à ouvrir la fenêtre et à crier. À hurler sa détresse jusqu’à ce que la ville endormie derrière les grilles s’éveille. Mais aucun son ne franchit ses lèvres. Son cri s’était dissous depuis longtemps dans le silence de la maison.

Elle fit quelques pas jusqu’au miroir de la coiffeuse. Son reflet lui parut presque étranger : cette femme aux yeux ternes, aux pommettes trop saillantes, ce n’était pas elle. Elle se souvenait d’une autre Raissa, rieuse, curieuse, prête à aimer le monde et à le conquérir. Celle-là était morte la nuit où elle avait accepté de devenir la femme de Joven.

Elle passa les doigts sur son collier de saphirs. Le fermoir était d’une solidité irréprochable, comme tout ce que possédait son mari. Tout devait être incassable, inattaquable. Même elle.

Un bruit léger, presque imperceptible, troubla le silence. Un froissement de pas, le souffle d’une présence de l’autre côté de la porte. Elle sut sans regarder que c’était Marcel. Il ne frappait pas. Il ne parlait pas. Il se tenait là, invisible et présent, sentinelle et bourreau.

Elle songea qu’il devait l’écouter respirer. Peut-être percevait-il les battements affolés de son cœur. La honte la submergea. Elle détestait cette sensation de n’avoir aucun refuge. Même dans sa chambre, elle était exposée.

Elle se força à inspirer profondément et se dirigea vers la porte. Sa main tremblait quand elle effleura la poignée. Elle n’ouvrit pas. Elle se contenta de murmurer d’une voix rauque :

— Vous comptez rester là toute la nuit ?

Le silence lui répondit, plus pesant qu’un aveu. Puis sa voix grave franchit enfin le battant :

— Si c’est nécessaire.

Elle ferma les paupières. Ses paupières brûlaient. Il n’y avait pas de moquerie dans sa réponse, pas de menace non plus. Juste cette neutralité qu’elle ne savait pas comment supporter.

— Vous n’avez rien à faire ici, dit-elle plus fort qu’elle ne l’aurait voulu.

— Je suis ici parce qu’on me l’a ordonné.

Elle serra la poignée, jusqu’à sentir la morsure du métal contre ses paumes.

— Et si je refuse ? Si je vous demande de partir ?

Il ne répondit pas immédiatement. Le silence s’étira, lourd de mille choses qu’ils ne disaient pas.

— Ce ne serait pas une bonne idée, murmura-t-il enfin.

Elle rouvrit les yeux. Son reflet dans le miroir la fixait avec une expression qu’elle ne se connaissait pas. Une lueur de défi.

— Alors je suppose que je n’ai pas le choix, souffla-t-elle.

Elle fit un pas en arrière et s’assit sur le lit. La fatigue la submergea d’un coup. Elle avait passé la journée à se battre contre des ennemis invisibles : sa peur, sa honte, son désir confus.

Elle se laissa tomber sur les oreillers et ferma les yeux. Dans l’obscurité, elle essaya de se convaincre qu’elle pouvait encore trouver un recoin où se cacher. Mais même dans le noir, elle sentait le poids de ce regard derrière la porte.

Elle dormit par intermittence, secouée de sursauts. Chaque fois qu’elle rouvrait les yeux, elle croyait entendre un pas, un souffle. Elle n’était plus sûre que ce soit réel ou le fruit de sa fièvre.

Quand l’aube se leva, elle se sentit plus lasse qu’avant de fermer les yeux. Elle se redressa, repoussa la couverture et s’approcha de la fenêtre. Le ciel était gris, la lumière triste.

Elle posa le front contre la vitre froide. Son regard se perdit au-delà des grilles, là où commençait la liberté. Là où elle n’irait jamais.

Un coup discret résonna contre la porte. Elle tressaillit. La voix d’Iris, sèche et sans émotion, franchit le battant :

— Madame, Monsieur souhaite prendre le petit déjeuner avec vous.

Elle ferma les paupières. La perspective de croiser Joven la glaçait plus sûrement que l’air du matin.

— Je descends, dit-elle d’une voix éteinte.

Elle s’habilla machinalement, choisissant une robe simple, d’un gris pâle qui se confondait avec son humeur. Elle noua ses cheveux en un chignon bas et passa le collier de saphirs autour de son cou. Elle n’avait pas le courage d’en supporter la perte d’une seconde.

Quand elle quitta la chambre, Marcel n’était plus là. Elle éprouva un soulagement amer. Il avait disparu, comme s’il n’avait jamais existé. Comme si cette présence silencieuse derrière la porte n’était qu’une hallucination.

Elle descendit les marches sans bruit. Joven l’attendait dans la salle à manger, déjà installé. Il lisait un dossier qu’il referma dès qu’il l’aperçut.

— Assieds-toi.

Elle obéit. Il versa du café dans sa tasse, comme si ce geste avait valeur de tendresse.

— Tu as mal dormi, observa-t-il.

Elle baissa les yeux.

— J’étais inquiète.

— Inquiète de quoi ?

— De tout.

Il soupira et posa sa main sur la sienne. Elle se força à ne pas la retirer.

— Raissa, tu sais que tout cela est pour toi. Pour ta sécurité. Pour ton bien.

Elle se contenta d’un signe de tête. Elle n’y croyait plus. Peut-être n’y avait-elle jamais cru.

— Marcel m’a dit que tu étais agitée, reprit-il.

Elle sentit son cœur se contracter. Elle aurait voulu démentir, protester, accuser. Mais elle n’en avait plus la force.

— Je suis fatiguée, répéta-t-elle.

— Alors repose-toi aujourd’hui. Pas de promenades. Pas d’escapades. Si tu as besoin de quelque chose, tu demandes. Compris ?

— Oui.

Il porta sa tasse à ses lèvres, comme si la conversation était close. Mais elle savait qu’elle ne l’était jamais vraiment. Il la surveillait en permanence, même quand il feignait de se désintéresser.

Quand le petit déjeuner prit fin, elle remonta dans sa chambre. La matinée s’étira, lente et morne. Elle essaya de lire, de broder, de dormir. Rien n’y fit. Son esprit revenait sans cesse à la même question : jusqu’où Joven irait-il ? Jusqu’où, elle, accepterait-elle de se soumettre ?

Vers midi, elle entendit des pas dans le couloir. Elle sut que c’était Marcel avant même de voir l’ombre qui se dessinait sous la porte.

Elle sentit sa respiration se bloquer. Une partie d’elle voulait qu’il parte, qu’il cesse d’exister. L’autre, plus obscure, plus honteuse, voulait qu’il entre, qu’il dise quelque chose qui briserait ce carcan.

Mais il ne frappa pas. Il ne parla pas. Il resta là, silencieux, impassible.

Elle comprit alors que le plus terrible n’était pas sa surveillance. C’était ce qu’il réveillait en elle : le désir de se sentir vivante, fût-ce par le scandale.

Elle s’approcha de la porte. Ses doigts tremblaient quand elle effleura le bois.

— Pourquoi ? souffla-t-elle.

Pas de réponse.

Elle serra les poings, la gorge serrée.

— Pourquoi vous laissez-vous faire ? Pourquoi restez-vous ici ?

Un silence. Puis sa voix, si basse qu’elle dut tendre l’oreille pour l’entendre :

— Parce que c’est ce qu’on attend de moi.

Elle ferma les yeux.

— Et si je vous demandais de partir ?

Un nouveau silence.

— Vous ne le ferez pas.

Elle recula, comme si ces mots l’avaient frappée. Elle sut qu’il avait raison. Qu’elle ne le demanderait jamais vraiment.

Elle retourna s’asseoir sur le bord du lit, le regard vide. Elle ignorait encore que cette certitude serait la première fissure dans le mur qu’elle avait érigé autour de son cœur.

Et qu’un jour prochain, elle passerait cette porte sans la refermer derrière elle.

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