Chapitre 006
Raissa resta assise un long moment sur le bord du lit, les coudes posés sur ses genoux, la tête entre ses mains. Elle avait l’impression qu’un bourdonnement emplissait son crâne, un bruit sourd qui l’empêchait de réfléchir. Chaque jour, elle sentait sa volonté s’effriter un peu plus. Elle avait cru que sa force suffirait. Elle découvrait qu’elle n’était qu’un mirage.
Elle releva enfin la tête. Son regard tomba sur le miroir, où son reflet la fixait avec une expression qu’elle ne se connaissait pas : un mélange de lassitude et d’entêtement. Comme si quelque chose, en elle, refusait encore de mourir tout à fait.
Elle se leva d’un geste brusque et marcha jusqu’à la porte. Sa main resta un moment suspendue devant la poignée, puis elle l’abaissa. Le battant pivota sans un bruit.
Marcel se tenait de l’autre côté, comme elle s’y attendait. Son dos large lui faisait obstacle. Il tourna légèrement la tête, sans se retourner tout à fait.
— Madame ?
Sa voix était calme, presque indifférente. Ce ton la fit frémir. Elle ne supportait plus cette neutralité, cette distance qui la renvoyait à son propre néant.
Elle inspira, tâchant de maîtriser le tremblement de sa voix.
— Je veux vous parler.
Il pivota enfin, ses yeux sombres se posant sur elle. Elle vit son regard glisser de son visage à ses épaules, puis revenir à ses yeux.
— Ici ?
— Non. Pas devant cette porte.
Elle le vit hésiter. Puis il acquiesça et fit un pas de côté. Elle franchit le seuil, passa devant lui, sans baisser les yeux. Ils avancèrent côte à côte dans le couloir désert. Elle sentit le frisson de l’interdit courir le long de sa nuque. Chaque pas les rapprochait d’un point de non-retour.
Quand ils atteignirent l’extrémité du couloir, elle s’arrêta devant la petite porte qui donnait sur l’escalier de service. Sans réfléchir, elle l’ouvrit et descendit les marches. Marcel la suivit, ses pas feutrés dans l’ombre.
Ils débouchèrent dans un petit salon attenant à l’ancienne orangerie, un lieu qu’elle savait rarement fréquenté. Elle ferma la porte derrière eux. Le silence tomba, plus lourd qu’un cri.
Elle se retourna. Il se tenait près de la fenêtre, les bras croisés, la fixant avec cette expression insondable qu’elle ne parvenait plus à supporter.
— Pourquoi ? demanda-t-elle d’une voix rauque.
Il haussa légèrement un sourcil, sans répondre.
— Pourquoi… pourquoi vous restez là, toujours silencieux, toujours à m’observer ?
Son cœur battait si fort qu’elle en avait mal.
— Pourquoi vous laissez-vous faire ? Vous auriez pu partir, refuser. Mais vous êtes encore là. Vous me regardez comme si… comme si je n’étais pas réelle.
Elle se tut, la gorge serrée. Il ne bougeait pas. Ses bras croisés semblaient une barrière impossible à franchir.
— Parce que je n’ai pas le choix, finit-il par dire.
— C’est faux.
Elle fit un pas vers lui. Son regard se planta dans le sien, sans ciller.
— Vous avez le choix. Vous l’avez toujours eu. Moi, je n’ai rien. Vous, si.
Il ferma les paupières un instant, comme si ses mots l’atteignaient plus qu’il ne voulait l’admettre.
— Raissa…
Elle tressaillit. Il n’avait jamais prononcé son prénom. L’entendre dans sa bouche la bouleversa d’une manière qu’elle ne comprit pas.
— Vous n’êtes pas une prisonnière, reprit-il, la voix plus rauque.
— Si. Je le suis. Vous le savez. Vous le voyez. Vous me surveillez jour et nuit pour être sûr que je le reste.
Elle sentit ses mains trembler. Elle les serra contre elle.
— Alors pourquoi ? Pourquoi…
Sa voix se brisa. Elle recula d’un pas, se retourna, posa la main sur le rebord de la cheminée pour s’y appuyer.
Elle sentit son regard sur sa nuque, plus brûlant qu’un contact.
— Parce que je n’ai pas le droit de faire autrement, dit-il enfin.
Elle ferma les yeux.
— Mais vous le voulez.
Elle sentit qu’il s’approchait. Ses pas étaient lents, presque hésitants. Il s’arrêta derrière elle, si près qu’elle percevait sa chaleur.
— Raissa…
Sa voix n’était plus qu’un murmure. Elle sentit son souffle contre sa peau.
Elle savait qu’elle devait s’éloigner. Qu’elle devait refermer cette porte invisible entre eux avant qu’il ne soit trop tard. Mais elle n’en trouva pas la force.
Elle tourna la tête. Leur regard se heurta. Pendant une seconde, le temps sembla suspendu.
— Je suis fatiguée d’avoir peur, dit-elle d’un souffle.
Elle ignorait si elle parlait de Joven ou de lui. Peut-être des deux.
Marcel leva une main, lentement. Il effleura sa joue du bout des doigts. Elle se crispa, mais ne recula pas. Son cœur battait à un rythme fou.
— Ne faites pas ça, murmura-t-il.
— Pourquoi ?
— Parce que si vous me demandez de rester… je ne pourrai plus partir.
Elle sentit une larme rouler sur sa joue. Sa main se leva, vint se poser sur la sienne. Leurs doigts se frôlèrent.
— Alors ne partez pas.
Elle n’aurait pas dû le dire. Elle le sut aussitôt. Mais le mot était sorti, irréversible.
Il ferma les yeux, inspira. Quand il les rouvrit, quelque chose avait changé dans leur noirceur. Une fissure, une faille.
Sa main glissa sur sa nuque. Il se pencha lentement. Le contact de ses lèvres fut d’abord à peine un frisson. Puis un souffle plus profond, une chaleur dangereuse.
Elle ne résista pas. Son corps avait décidé avant son esprit. Ses mains s’agrippèrent à sa veste. Elle répondit à son baiser comme si sa vie en dépendait.
Quand il rompit le contact, il posa son front contre le sien.
— C’est une folie.
— Je sais.
Leur respiration se mêlait. Elle sentit qu’elle tremblait, mais pas de peur.
— Si vous le voulez… je vous aiderai à partir.
Elle ferma les yeux. Une seconde, elle se permit de croire que c’était possible. Que quelqu’un la sauverait.
— Mais pas maintenant, murmura-t-il.
Elle hocha la tête. Elle n’osa pas demander quand. Ni pourquoi pas tout de suite.
Il recula, lentement, comme s’il se détachait d’elle avec effort.
— Vous devez retourner dans votre chambre.
Elle sentit un vide immense là où sa chaleur venait de disparaître.
— Et vous ?
— Je resterai ici.
Elle le regarda encore un instant. Puis elle se détourna et quitta la pièce. Ses pas résonnèrent dans le couloir. Elle savait qu’elle venait de franchir une limite qu’elle ne pourrait plus nier.
Quand elle referma la porte de sa chambre derrière elle, elle posa une main sur ses lèvres. Elles brûlaient encore du goût interdit qu’elle y avait trouvé.
