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Chapitre 004

Marcel referma la porte de la chambre de Raissa d’un geste mesuré, s’efforçant de masquer le trouble qu’il ressentait encore. Il descendit les marches sans bruit et s’arrêta dans l’entrée, juste sous l’immense lustre de cristal dont les mille facettes diffusaient une clarté froide.

Il posa sa main sur la colonne de marbre, respira profondément. Le parfum de la jeune femme l’enveloppait toujours. Un parfum délicat, fleuri, qui s’était mêlé à l’odeur plus âcre de la peur. Il n’aurait pas dû la toucher. Pas même l’effleurer du regard. Pourtant, il n’avait pas trouvé la force de détourner les yeux.

Depuis qu’on lui avait confié cette mission, il s’était juré de ne pas s’impliquer. De ne pas la regarder autrement que comme une cible. Une femme qu’il fallait surveiller. Qu’il devait pousser dans ses retranchements, jusqu’à ce qu’elle franchisse la limite qu’on attendait d’elle.

Il avait cru qu’il en était capable. Mais dès le premier soir, quand il l’avait aperçue derrière la vitre de l’étage, immobile comme un spectre, il avait compris qu’elle n’était pas celle qu’on lui avait décrite. Joven parlait d’elle comme d’une créature capricieuse et ingrate, une épouse ingérable qu’il fallait mater. Marcel n’avait vu qu’une prisonnière.

Il avait pensé qu’il pourrait rester indifférent. Maintenant, il se savait menteur.

Le cliquetis des talons d’Iris, la gouvernante, le tira de ses pensées. La femme, vêtue d’un strict tailleur noir, s’arrêta devant lui, les mains croisées.

— Monsieur Joven vous attend au salon, dit-elle d’une voix basse.

Marcel hocha la tête et la suivit. Il traversa le couloir qui menait au salon, longeant des tableaux anciens qui représentaient des ancêtres austères au regard vide. Ici, tout parlait d’argent, de lignées, de pouvoir. Mais rien ne respirait la chaleur d’un foyer.

Quand il entra, Joven était assis près de la cheminée, un verre de whisky à la main. Le feu crépitait, projetant sur ses traits un éclat rougeâtre qui accentuait la dureté de son visage. Il tourna la tête vers Marcel, et un sourire froid étira ses lèvres.

— Asseyez-vous.

Marcel prit place sur le fauteuil d’en face, dos droit, mains posées sur ses genoux.

— Alors ? demanda Joven en le fixant sans ciller.

Il savait ce qu’il attendait. Il savait qu’il devait relater la scène du matin, comme un rapport. Une part de lui se rebellait contre cet exercice. Mais il avait signé pour ça.

— Madame a tenté d’entrer dans votre bureau, dit-il d’une voix neutre.

— Tenté ?

— Elle était à l’intérieur lorsque je suis arrivé. Elle cherchait manifestement quelque chose.

— Manifestement ? Marcel, je vous paie pour être précis.

Le ton avait changé. Plus bas, plus dangereux.

— Elle s’apprêtait à ouvrir le tiroir où vous gardez le double des clés.

Joven ferma les yeux un instant, comme pour savourer cette confirmation. Puis il porta son verre à ses lèvres et but une gorgée lente.

— Bien. Vous voyez ? Je vous avais dit qu’elle finirait par montrer son vrai visage.

Il reposa le verre sur le guéridon et se pencha légèrement vers lui.

— Continuez à la surveiller. Ne la brusquez pas. Vous savez ce que vous avez à faire si elle recommence.

Marcel soutint son regard. Il savait, oui. Il savait qu’il devait la pousser encore un peu plus loin. Lui donner l’illusion d’une échappatoire. Et l’empêcher de franchir la dernière limite avant que Joven ne le décide.

Il hocha la tête sans un mot.

— Bien. Vous pouvez disposer.

Marcel se leva, contourna le fauteuil, mais la voix de Joven le retint sur le seuil.

— Et Marcel…

Il s’arrêta.

— N’oubliez pas que vous n’êtes pas ici pour la sauver. Vous êtes ici pour me la ramener brisée si elle l’exige.

Le silence se fit. Marcel inclina légèrement la tête, puis sortit.

Dans le couloir, il passa la main sur sa nuque. Il aurait préféré recevoir un ordre plus clair : la blesser, l’enfermer, la faire céder par la peur. Mais ce qu’on lui demandait était pire. La séduire. Lui faire croire qu’elle avait encore un choix.

Et il comprenait, avec un dégoût grandissant, qu’il n’était plus sûr de vouloir y parvenir.

Il quitta le rez-de-chaussée et monta jusqu’à ses appartements, deux étages plus haut. La chambre que Joven lui avait assignée était vaste, sobrement meublée. Il s’assit sur le rebord du lit, passa une main sur son visage. Ses pensées étaient confuses.

Il ne pouvait pas oublier la façon dont elle l’avait regardé. Ce mélange de crainte et d’attirance. Il avait lu dans ses yeux une solitude plus profonde que toutes les prisons. Et malgré lui, il avait ressenti une secousse, un instinct protecteur qui n’avait rien à voir avec sa mission.

Il se leva et alla jusqu’à la fenêtre. De là, il apercevait le jardin endormi sous la lumière du soir. La chambre de Raissa était juste en face. Il devinait la forme de ses rideaux, la silhouette floue d’un lampadaire allumé. Il se força à tourner le dos à cette vision.

Il n’avait pas le droit de la désirer. Pas le droit de compatir. Il devait jouer son rôle. Et si elle tombait dans le piège, il devrait l’y maintenir.

Il resta là, immobile, jusqu’à ce que la nuit efface les contours de la maison.

---

Le dîner fut un cérémonial glacial.

Raissa descendit les marches vêtue d’une robe bleu nuit que Joven avait choisie lui-même. Iris l’attendait au bas de l’escalier et lui adressa un signe bref, comme si elle était un colis qu’on devait livrer à l’heure.

Dans la salle à manger, Joven se tenait déjà assis. Il leva les yeux vers elle et esquissa un sourire presque sincère.

— Approche.

Elle avança, les mains croisées sur son ventre.

— Tu es belle, Raissa.

Elle baissa les yeux.

— Merci.

Elle prit place à sa droite, comme toujours. Les domestiques apportèrent les plats, posant sans un mot les assiettes sur la nappe immaculée. Le service était d’une précision mécanique. On aurait pu croire que personne n’existait vraiment dans cette maison.

— Tu n’as pas mangé ce matin, observa Joven en servant le vin.

— Je n’avais pas faim.

— Il faut que tu prennes soin de toi.

Elle se raidit. Ce “prendre soin” sonnait comme une menace voilée.

— Oui.

Ils commencèrent à manger. Le silence s’éternisa. Raissa se sentait observée. Elle osa un regard vers la porte : Marcel était là, adossé au chambranle. Il fixait un point indéfini, impassible.

— Marcel m’a parlé de ta promenade dans le couloir, reprit Joven.

Elle serra les dents.

— Je t’ai déjà expliqué que je ne veux pas que tu déambules sans raison. Si tu as besoin d’air, tu peux ouvrir la fenêtre.

— Oui.

Son ton était trop calme. Elle sentait qu’il attendait qu’elle proteste. Qu’elle crie. Mais elle n’en avait plus la force.

— Je suppose qu’il faudra trouver d’autres moyens de te garder tranquille, ajouta-t-il en souriant.

Elle sentit sa gorge se nouer. Son regard croisa celui de Marcel. Cette fois, elle lut dans ses yeux quelque chose de presque douloureux. Il détourna le visage.

Elle comprit qu’elle n’aurait plus jamais d’allié. Qu’elle était seule au milieu de ces murs qui la condamnaient.

Quand le dîner prit fin, elle se leva, s’inclina comme une domestique et quitta la pièce. Ses pas résonnaient dans le couloir désert. Derrière elle, la voix basse de Joven ordonna :

— Marcel. Suivez-la.

Elle referma la porte de sa chambre et sentit le poids de la nuit s’abattre sur elle. Elle ne pleura pas. Elle resta debout, immobile, fixant la pénombre.

Elle savait que demain serait pire.

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