Chapitre 003
Raissa resta un long moment adossée à la porte, le souffle court. Ses paumes étaient moites. Le regard de Marcel ne la quittait pas, même à travers la mémoire. Elle sentait encore sa voix grave résonner dans ses tempes : Vous devriez avoir peur. Peut-être avait-il raison. Peut-être devait-elle se méfier de lui comme de tous ceux que Joven introduisait dans sa vie sans lui demander son avis.
Elle ferma les yeux, tâchant d’apaiser le tambour de son cœur. Dans la cour, la portière de la voiture claqua avec un son sec et précis qui ressemblait à un coup de fouet. Un silence s’ensuivit, plus oppressant que tout. Puis les pas se firent entendre sur le gravier, réguliers, autoritaires. Elle reconnut cette démarche sans hésiter. Même après des mois d’absences, Joven n’était jamais tout à fait parti. Il la hantait comme une ombre.
Elle s’éloigna de la porte et fit quelques pas jusqu’à la coiffeuse. Elle essuya ses paumes humides contre sa robe, observa son reflet. Ses joues étaient trop pâles, ses yeux trop brillants. Elle devait paraître normale. Soumise. Reconnaissante.
La poignée tourna sans prévenir. Elle se raidit. La porte s’ouvrit. Joven entra comme s’il n’avait jamais quitté la pièce. Il retira ses gants de cuir noir, les posa sur le guéridon, puis promena son regard dans la chambre, évaluant chaque détail.
— Tu n’as pas changé grand-chose, constata-t-il d’un ton presque aimable.
Raissa ne répondit pas. Elle avait appris qu’il valait mieux se taire et attendre qu’il exprime ce qu’il avait à dire. Il n’aimait pas les interruptions.
Joven s’approcha d’elle. Il portait un costume anthracite parfaitement coupé. Ses cheveux noirs, striés de fils argentés, étaient peignés en arrière. De près, son parfum boisé emplissait l’air, entêtant et froid comme sa voix.
— Je pensais que tu serais heureuse de me voir.
Elle baissa les yeux, murmurant :
— Bienvenue.
Il effleura sa joue d’un geste qui se voulait tendre. Mais la caresse se transforma en prise, ses doigts se refermant sur son menton pour l’obliger à le regarder.
— Regarde-moi quand je te parle.
Elle obéit. Ses pupilles sombres fouillaient son visage, comme s’il cherchait un indice de rébellion. Peut-être percevait-il l’écho du trouble qu’elle avait ressenti quelques minutes plus tôt.
— Tu es nerveuse, fit-il remarquer. Quelque chose ne va pas ?
Raissa sentit ses entrailles se contracter. Elle secoua la tête.
— Non. Je suis juste… fatiguée.
Il la relâcha et alla s’asseoir dans le fauteuil près du lit. Ses gestes étaient lents, étudiés, comme s’il jouait un rôle qu’il maîtrisait parfaitement.
— Le voyage était éprouvant, dit-il en se frottant le front. Ces affaires me coûtent plus d’énergie que prévu. J’aurais préféré rester ici.
Elle se demanda s’il disait la vérité. Peut-être aurait-il préféré ne jamais revenir. Peut-être n’aimait-il que l’idée de la posséder. L’idée qu’elle fût captive.
— Tu as été sage ? poursuivit-il sans lever les yeux.
Elle hocha la tête.
— Bien.
Le silence retomba. Il laissait toujours ces blancs, ces intervalles durant lesquels elle devait réfléchir à la moindre intonation. Comme un test permanent. Elle avait appris à anticiper ses humeurs. Mais parfois, même ses précautions ne suffisaient pas.
Elle songea soudain qu’il pourrait lui demander ce qu’elle faisait dans son bureau. Son estomac se noua. Mais il n’en dit rien. Pas encore.
— Tu ne m’as pas embrassé, observa-t-il après un long moment.
Elle sentit un frisson de panique. C’était le genre de détail qu’il n’oubliait jamais. Elle s’approcha de lui, s’inclina et posa ses lèvres sur sa joue. Il tourna la tête brusquement, si bien que sa bouche frôla la commissure des siennes.
— Voilà qui est mieux.
Elle se força à reculer sans trembler. Son cœur battait trop vite. Elle avait la nausée.
— Je suppose que tu n’es pas sortie, ajouta-t-il.
— Non.
Il acquiesça, satisfait. Il aimait la savoir enfermée. Il disait que le monde était dangereux. Que c’était pour son bien. Mais elle savait que c’était faux. Il voulait simplement qu’elle lui appartienne sans partage.
— Marcel m’a informé qu’il te trouvait agitée, reprit-il d’un ton neutre.
Elle sentit le sol vaciller sous ses pieds. Son regard se fixa sur le tapis. Ainsi Marcel l’avait dénoncée. Elle se sentit stupide d’avoir cru à cette étrange bienveillance dans ses yeux.
— Agitée comment ? demanda-t-elle, la voix rauque.
— Je te le demande. Il t’a vue descendre au rez-de-chaussée. Tu sais que je ne souhaite pas que tu erres dans la maison sans raison.
Elle serra les poings. Un instant, elle crut qu’elle allait hurler qu’elle n’était pas un animal, qu’elle avait le droit de marcher où bon lui semblait. Mais aucun mot ne franchit ses lèvres.
— Je… je voulais juste me dégourdir les jambes.
Il soupira, se levant pour se planter devant elle.
— Raissa. Tu ne comprends toujours pas. Ce n’est pas ta maison. C’est la mienne. Et si je décide que tu restes dans ta chambre, tu y restes.
Ses doigts se refermèrent sur sa nuque. Il approcha son visage du sien. Son souffle chaud sentait le café et la colère contenue.
— Je ne veux pas que tu recommences. Est-ce clair ?
Elle hocha la tête, incapable de soutenir son regard.
— Bien.
Il la lâcha et alla ouvrir l’armoire murale. Il en sortit une boîte allongée, la déposa sur le lit.
— J’ai pensé que tu aimerais ça.
Elle observa l’écrin sans oser l’ouvrir.
— Ouvre.
Ses mains tremblaient quand elle souleva le couvercle. Un collier de saphirs reposait sur le velours sombre, d’un bleu presque irréel. Elle sentit ses yeux la brûler. Il croyait vraiment qu’un bijou suffisait à effacer l’humiliation.
— Merci, murmura-t-elle.
— Mets-le.
Elle le passa autour de son cou, les pierres froides contre sa peau déjà glacée. Il s’approcha, fixa le fermoir, puis effleura sa clavicule.
— C’est mieux ainsi. Tu es belle. Je veux que tu le saches.
Elle ferma les paupières, une larme roulant sur sa joue. Il la saisit au menton et l’essuya de son pouce.
— Ne pleure pas. Tu gâches tout quand tu pleures.
Il se pencha, l’embrassa avec une douceur qui lui parut plus cruelle qu’un coup. Puis il se redressa et quitta la pièce sans un mot de plus.
Raissa resta seule, la nuque pesante sous le poids du collier. Elle attendit d’entendre ses pas s’éloigner avant de se laisser tomber sur le lit. Ses doigts agrippèrent le couvre-lit, comme pour s’ancrer à quelque chose de réel.
Elle avait cru que Marcel pouvait être différent. Mais il n’était qu’un pion de plus dans le théâtre de Joven. Un autre regard chargé de juger, d’observer, de rapporter. Peut-être même de la briser si son mari l’ordonnait.
Elle se roula sur le côté, son visage caché dans l’ombre. Pourtant, malgré la honte et la rage, une pensée obstinée se forma au creux de son ventre : elle n’avait pas rêvé la chaleur dans ses yeux, pas imaginé la tension étrange qui avait enflammé l’air entre eux.
Elle se promit de ne plus jamais s’approcher de Marcel. Mais au fond d’elle, elle savait qu’elle mentait.
