Chapitre 002
Raissa resta longtemps immobile derrière la vitre, la main posée contre le verre glacé. Son souffle y dessinait un halo éphémère qu’elle effaçait d’un geste machinal. Au-dehors, Marcel ne bougeait pas. Il semblait être une sculpture, taillée dans la pierre et vêtue de noir. Elle essayait d’imaginer le timbre de sa voix. Était-elle grave et rugueuse, comme son allure le laissait deviner ? Était-ce une voix qui vous rassure, ou qui vous ordonne ?
Elle soupira, repoussée par la honte d’entretenir ces pensées. Elle ne connaissait rien de cet homme, hormis l’évidence silencieuse : il la surveillait. Il connaissait peut-être ses habitudes mieux qu’elle-même. Ses heures d’insomnie, ses réveils en sursaut, ses promenades dans le couloir quand la peur de dormir près de la porte verrouillée devenait trop forte.
Elle détourna le regard et se força à respirer. Depuis combien de temps n’avait-elle plus parlé à quelqu’un d’autre qu’à Joven ? Peut-être des semaines. Les domestiques n’échangeaient pas un mot au-delà du nécessaire. Leur soumission était encore plus complète que la sienne. Le manoir était un palais silencieux, et elle la prisonnière de cette quiétude hypocrite.
Elle retourna s’asseoir devant la coiffeuse, effleurant la surface polie du bout des doigts. La pièce avait été aménagée selon les goûts de Joven : les meubles lourds, l’odeur persistante du bois ciré, les rideaux couleur ivoire. Tout parlait de lui, même en son absence. Il la possédait jusqu’à la moindre fibre de son univers.
Le collier sur sa peau lui donnait envie de hurler. Elle s’en saisit avec précaution et le détacha, sentant son cœur battre plus fort à mesure qu’elle le faisait glisser de sa nuque. Quand le fermoir céda, elle eut un frisson de soulagement. Elle déposa la rivière de diamants dans le tiroir le plus profond, refermant d’un geste sec comme si elle enfermait un serpent venimeux.
Ce geste, minuscule et dérisoire, lui procura un frisson de rébellion. Elle se leva d’un élan, marcha jusqu’au plateau du petit déjeuner, attrapa la tasse de porcelaine et but une gorgée de café froid. Le goût amer la ramena à la réalité : elle était toujours captive. Pourtant, aujourd’hui, elle se sentait moins docile qu’hier.
Elle ouvrit la porte de la chambre sans réfléchir. Le couloir s’étendait devant elle, long et désert. Le parquet craquait sous ses pas, brisant le silence. Au fond, l’escalier monumental s’enroulait comme un serpent de pierre vers le rez-de-chaussée. Elle jeta un coup d’œil derrière elle, presque sûre qu’un domestique surgirait pour l’empêcher de sortir. Mais personne ne vint.
Alors elle descendit. Chaque marche semblait une provocation. Les portraits austères qui décoraient les murs la fixaient d’un air désapprobateur. Dans l’entrée, la lumière de midi filtrait à travers les vitraux, dessinant des taches de couleur sur le marbre.
Elle n’avait pas mis les pieds ici depuis des semaines. Joven l’avait confinée dans l’étage sous prétexte qu’elle était fragile. Qu’elle devait se reposer. Elle sentit une colère sourde monter en elle. Tout ce luxe n’était qu’un décor pour masquer sa captivité.
Elle se dirigea vers la porte vitrée qui donnait sur la terrasse. La poignée était froide sous sa paume. Elle l’actionna. Rien. Verrouillée. Ses épaules s’affaissèrent. Elle ferma les yeux et inspira longuement, tâchant d’étouffer l’envie de pleurer.
Elle ne savait plus si elle haïssait plus Joven ou elle-même. Sa docilité, sa lâcheté. Sa capacité à se contenter de ce qu’il daignait lui donner.
Elle fit volte-face et remonta l’escalier. Mais au lieu de rejoindre sa chambre, elle prit le couloir à droite. La porte du bureau de Joven était fermée. Elle s’en approcha, tendit l’oreille. Rien. Elle posa la main sur la poignée.
Elle n’avait jamais osé y entrer seule. C’était la pièce interdite. Celle où il passait des heures à téléphoner, à écrire, à élaborer ses affaires. Elle savait qu’un double des clés du portail y était rangé. Elle l’avait entendu en parler un soir, alors qu’il croyait qu’elle dormait.
Sa main tremblait légèrement quand elle tourna la poignée. La porte résista d’abord, puis s’ouvrit dans un grincement. Un parfum de cuir et de cigare se répandit dans le couloir. Raissa inspira, le cœur battant. Elle entra.
Le bureau était vaste, solennel. Une bibliothèque couvrait tout un mur. Le bureau de bois massif croulait sous les dossiers parfaitement empilés. Elle ferma la porte derrière elle et avança jusqu’au tiroir qu’elle avait repéré.
Ses doigts hésitèrent. Elle les posa sur le métal glacé. Au moment où elle allait tirer, elle perçut un bruit dans le couloir. Des pas, lourds, mesurés. Elle se figea. Le battant de la porte vibra sous un coup bref.
Elle se recula d’un bond. La poignée tourna. Raissa retint sa respiration. La porte s’entrouvrit et laissa passer une silhouette massive, vêtue de noir.
C’était lui. Marcel.
Il resta un instant sur le seuil. Ses yeux sombres fixèrent Raissa sans cligner. Elle remarqua, malgré la panique, qu’il n’avait pas l’air surpris de la trouver là. Il entrouvrit les lèvres, comme pour parler, puis referma la porte derrière lui.
Elle se sentit soudain ridicule, piégée comme une enfant. Elle voulut expliquer, mentir, inventer un prétexte, mais aucun mot ne sortit. Il fit un pas vers elle.
— Vous ne devriez pas être ici, dit-il d’une voix grave.
Elle sursauta. Sa voix avait la chaleur qu’elle avait imaginée, mêlée d’une autorité qui fit frissonner sa nuque.
— Je… je cherchais quelque chose, balbutia-t-elle.
— Je sais. Le double des clés.
Elle écarquilla les yeux. Il la regardait avec une étrange douceur, comme si sa présence ici ne le choquait pas.
— Vous m’espionnez ? demanda-t-elle, la voix plus aiguë qu’elle ne l’aurait voulu.
Il ne répondit pas. Il avança encore. Elle recula jusqu’à sentir le bois du bureau contre son dos. Marcel s’arrêta à un pas d’elle. Il était si proche qu’elle pouvait sentir son odeur — un mélange d’air frais, de cuir et d’un parfum discret qu’elle ne connaissait pas.
— Vous avez peur ? demanda-t-il.
Elle secoua la tête, bien qu’elle tremblât de tout son corps. La peur se mêlait à autre chose, plus obscur, plus troublant.
— Vous devriez, ajouta-t-il.
Leurs regards se croisèrent, intenses, brûlants. Raissa sentit son ventre se contracter. Elle avait l’impression qu’il voyait au-delà de ses vêtements, au-delà de ses défenses.
Un claquement sec retentit dans l’air. Elle sursauta. Marcel tourna légèrement la tête vers la fenêtre.
— Il est de retour, murmura-t-il.
Elle mit quelques secondes à comprendre. Puis la panique s’empara d’elle. Elle se dégagea précipitamment et se rua hors du bureau, ses pas résonnant dans le couloir comme des coups de feu.
Elle grimpa l’escalier quatre à quatre et se réfugia dans sa chambre. À peine avait-elle refermé la porte qu’elle entendit le moteur d’une voiture se taire dans la cour. Son cœur battait à rompre.
Joven.
Elle s’adossa à la porte, le souffle court. Dans le silence revenu, un seul écho persistait : le regard de Marcel, plus brûlant qu’un aveu
