Nocturne à Karaköy - 1
Le papier cloué vibrait encore derrière mes paupières quand la nuit avala la ville. Istanbul se resserrait dans ses lumières comme une étole trempée, et les ferries traçaient sur le Bosphore des
lignes de feu qui s’effilochaient aussitôt. Je n’avais pas touché à l’avis de saisie. J’avais fermé l’atelier plus tôt, promis à mes outils de les réveiller au chant des premières livraisons, puis j’avais attendu qu’une solution descende du plafond comme une araignée prudente. Rien n’était venu. Sauf la pluie.
À 22 h 14, Rafi m’écrivit : « Rumeur : le violoniste masqué joue ce soir, rooftop Karaköy, minuit. » Deux minutes plus tard : « Tu viens, abla ? » Je lus ces mots comme on lit une invitation au désordre. Si je voulais qu’on m’écoute, je devais commencer par écouter. Yavaş yavaş.
Karaköy la nuit parlait une autre langue. Les enseignes clignotaient un alphabet qu’aucun professeur ne corrigeait, le poisson grillé rêvait avec le cumin et la pluie, les terrasses fumaient de rires et de thé brûlant. Je gardai la capuche, les doigts serrés sur la bandoulière du sac où dormait la lettre de ma mère. À l’extérieur, la ville promettait plus qu’elle ne donnait ; à l’intérieur, je cherchais encore ce qu’elle m’avait confié sans le dire.
Rafi m’attendait sous une marquise d’étain. Sa veste portait l’odeur des avions et la fatigue des vernissages. Son sourire disait : « c’est dangereux, mais je reste ». Il me tendit un gobelet de café qui fumait comme un petit miracle.
— Tu es folle, canım. Mais je t’adore, alors ça s’annule.
— Tu m’adores parce que je suis folle.
— Les deux vont ensemble. Viens. Ils détestent les caméras, on passe par l’escalier de service.
Nous glissâmes entre deux poubelles bleues, poussâmes une porte mal fermée. L’escalier sentait la peinture fraîche et la rouille, comme si quelqu’un avait maquillé la fatigue des marches sous une couche de blanc trop lisse. Au troisième, un souffle de notes filtra — pas une mélodie encore, une hésitation accordée, un secret qui se racle la gorge.
— Nocturne, murmura Rafi. On l’appelle comme ça.
— Tu l’as déjà vu ?
— Jamais de près. Certains disent que c’est un fantôme, d’autres qu’il a des mains d’or et un cœur de pierre. Tout le monde s’accorde sur un point : il joue un Stradivarius. Et pas n’importe lequel.
Mon cœur fit son bruit de tournevis posé trop près d’une corde. — Le Vescari, dis-je.
Rafi arqua un sourcil, amusé de me voir mordue à l’hameçon. — Hadi.
Le toit nous avala. Le vent avait une haleine de sel et de tôle. Une vingtaine de personnes, silhouettes de pluie, formaient une assemblée sans président. Des guirlandes d’ampoules jetaient des halos flous et les minarets découpaient le ciel comme des flèches immobiles. Au centre, une chaise, un pupitre, et un homme masqué.
Le masque n’était pas un loup de carnaval. Lisse, blanc, sans fioritures, deux ouvertures pour les yeux : rien qui se souvienne d’un visage. Sous le masque, une bouche fine ; au-dessus, des cheveux noirs coupés court ; des épaules trop droites pour n’avoir jamais servi qu’à jouer. Et dans ses mains...
Je n’allais pas m’y tromper. Ce galbe de c-bouts, cette flamme dans le vernis, la cicatrice polie près de l’ouïe, l’ambre profond qui prenait feu sous la pluie, la volute en spirale serrée, la barre de filet un peu plus mince côté âme. Et surtout, près du bouton, une micro-incrustation qu’on ne voit qu’à la lumière oblique : un V travaillé à l’or pâle, marque discrète des instruments passés par le Palazzo Vescari.
— Vescari, soufflai-je. C’est lui.
Rafi eut l’intelligence de baisser sa caméra. Il savait que certaines musiques refusent qu’on pose
une vitre entre elles et les cœurs.
Nocturne leva l’archet. Les premières notes furent si basses que le toit sembla baisser la tête pour les recevoir. Ce n’était pas Chopin, rien qu’on puisse nommer et ranger. C’était une marche lente, une eau montée à la corde, un pas puis un autre, yavaş yavaş, jusqu’à ce que la patience devienne rythme. La pluie se calqua, docile, goutte par goutte, pizzicati discrets. Je sentis mes épaules baisser, mes poumons se souvenir d’une façon plus large de respirer.
Puis la musique se redressa. Non pas brutalement : avec la précision d’un scalpel qui tranche un bandage sans toucher la peau. Dans la table d’harmonie, une histoire se mit à parler, faite de traversées, d’ateliers qu’on scelle, de femmes qui demeurent debout parce qu’elles n’ont pas le temps de tomber. Ce violon connaissait mon nom — ou celui de ma mère. Il parlait notre langue.
Je fermai les yeux. Le sol devint mi, le ré s’ancra, le la fila comme une corde qu’on jette à quelqu’un qui se noie. À un moment, l’archet frôla le chevalet, fit naître une harmonique pâle qui resta suspendue au-dessus de nous comme une luciole obstinée. J’eus envie de pleurer, pas de tristesse, mais de gratitude : quelqu’un, quelque part, avait compris ce que c’est que tenir quand on vous lâche.
Quand je rouvris les yeux, il me regardait. Je ne sais pas comment je le sus : le masque ne montrait rien, mais les yeux, derrière, avaient changé d’intention. Il m’avait vue reconnaître l’instrument. Il m’avait vue reconnaître sa manière de tenir l’archet — paume légèrement tournée, pression au premier doigt, tic d’autodidacte devenu virtuose. Il pencha la tête, imperceptiblement, comme on salue un adversaire digne.
J’avançai d’un pas. Rafi me retint par la manche. Je sentis qu’il souriait : il me connaissait assez pour deviner que j’étais sur le point de parler en musique.
Nocturne modula, la pluie grossit, les spectateurs se rapprochèrent des parasols. Une goutte roula sur la volute, hésita, puis tomba comme une larme tardive. Alors je vis, sous la couche de vernis, affleurant dans la lumière oblique, une rosace minuscule, plus claire que l’ambre. Une folie de luthier, une signature cachée. Pas le V de l’éclisse ; autre chose, un témoin.
La dernière note ne s’éteignit pas ; elle changea d’état, de son en souffle, de souffle en silence. Les spectateurs applaudirent comme on remercie la pluie d’avoir choisi un autre balcon. Nocturne inclina la tête, remercia d’un geste. Une boîte discrète fit le tour. Je cherchai mon porte-monnaie et n’y trouvai que des pièces tristes. Rafi glissa un billet qu’il n’avait pas, panache d’homme qui remettra le monde à demain.
Je profitai du mouvement pour m’approcher. Le violoniste posa délicatement l’instrument dans son étui, comme on couche un enfant pour ne pas le réveiller. La charnière droite grinça à peine ; le velours avait été recollé. Je connaissais cette famille d’étuis, de vieux Musafia patinés par d’autres mains que celles d’un violoniste — gestes de pianiste, me souffla un détail : la façon de poser l’archet, très droite, presque scolaire.
— Vous ne jouez pas seulement pour la nuit, dis-je sans réfléchir. Vous jouez pour ceux qui n’ont plus le choix.
Il se figea une fraction. Puis il referma l’étui, se redressa et tourna vers moi le blanc du masque.
