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La lettre du Bosphore - 3

S’il t’arrive d’avoir peur — et tu en auras —, rappelle-toi le bateau qui traverse la nuit. Il n’a pas besoin de voir l’autre rive pour avancer. Une rame après l’autre. Yavaş yavaş. Je t’aime plus que mes fautes. Pardon de t’avoir laissée face à elles.

Ta mère,

Selin

Je restai un long moment à caresser le papier, comme si la chaleur de sa main pouvait ressurgir par capillarité. Rafi s’assit en face, me laissant le temps. Dehors, la pluie commença, fine, obstinée.

— On ne se marie pas parce qu’un papier l’a décidé, dis-je enfin. On ne vend pas la liberté contre une toiture. Même pour l’atelier.

— On ne la vend pas, approuva Rafi. Mais on peut la négocier. Tu es Leyla Arslan. Tu ne te fais pas avaler par un blason italien, tamam ?

— Tamam, répétai-je, sans y croire. Il me regarda, sérieux.

— Je te propose un plan. On répond poliment, on n’accepte rien, on demande une rencontre. Pas à Venise, pas tout de suite. Ici, sur notre terrain. On gagne du temps. Et moi, je me renseigne sur ce Adrian-je-ne-sais-quoi. S’il y a un squelette dans son placard, je le photographie.

— Et si c’est nous, les squelettes ? Si l’atelier a été bâti sur un mensonge ?

— Alors on mettra du vernis par-dessus et on recommencera, fit-il avec un sourire. Comme

toujours.

Nous rîmes, un rire court et fragile. La clochette tinta une troisième fois, avec une urgence désaccordée. Deux hommes entraient déjà, sans se présenter. Le premier portait un imperméable détrempé, le second tenait une mallette d’où dépassait une liasse de formulaires. Ils sentirent la colle et l’histoire et n’eurent pas l’air d’aimer.

— Mademoiselle Arslan ? dit l’imperméable.

— Oui, répondis-je, la lettre de ma mère encore ouverte dans la main.

— Officier ministériel. Nous venons procéder à la signification d’un commandement de payer. Et à la pose d’un avis de saisie si nécessaire.

Mon cœur se mit à battre si fort qu’il fit vibrer les vitres. — Vous ne pouvez pas... on... on vient de recevoir...

— La banque C... — il cita un nom trop long, trop froid — a mandaté notre étude. Arriérés de loyer, factures impayées, échéances de prêt. Nous vous remettons ceci. Délai : quarante-huit heures avant mesures conservatoires. Et, en complément, notification d’une garantie inscrite sur votre fonds artisanal par... Vescari Holdings.

Je sentis Rafi se tendre à côté de moi. Il recula d’un pas, prêt à lancer un mot comme on lance une pierre. Je lui pris le poignet. Yavaş.

— Vous... vous allez poser quoi ? demandai-je, drôle, étrangère, comme si je m’écoutais depuis le plafond.

L’homme sortit une feuille plastifiée, la lissa, puis se dirigea vers la porte. — Un avis, mademoiselle. Une formalité.

— Non, dis-je. Laissez-moi au moins...

Ma phrase se perdait. L’autre avait déjà sorti un marteau. Le son métallique résonna dans la petite rue comme un coup de tonnerre sans nuage. Le premier clou s’enfonça dans le bois de la porte — le bois que mon grand-père avait choisi, poncé, huilé — avec la brutalité d’un verdict.

Tac.

Le papier blanc vibra, trembla, puis s’aplatit. Le logo de la banque, les mots SAISIE, EXÉCUTION, GARANTIE s’alignèrent sous la pluie. Un deuxième clou. Un troisième. Chaque coup me décrocha une respiration.

Tac. Tac.

Je pensai à la lettre de ma mère, à « trente jours », à « écoute avant de frapper ». J’avais écouté. Eux frappaient.

Rafi fit un pas, fou de rage.

— Ça suffit, abla ! lâcha-t-il pour moi, comme s’il pouvait me prêter sa force. On va enlever ce papier, on va...

— Ne touche pas, murmurai-je, parce que le droit, contrairement au bois, ne se recolle pas. L’huissier se retourna, professionnel et presque compatissant.

— Vous avez des recours. Mais pas beaucoup de temps.

Je levai la main.

— Laissez-nous la copie. Et partez.

Ils partirent, laissant dans l’air l’odeur d’un parapluie mouillé et de l’inévitable. Je m’approchai de la porte. Le papier brillait doucement, docte et cruel. Je posai mes doigts sur les clous, et me sentis très soudain Aline dans une chanson triste : quelqu’un que la pluie ne choisit pas, quelqu’un que la vie teste. Il me vint une prière sans forme. Allahım, donne-moi des yeux qui voient derrière les shows, donne-moi des mots qui ne tremblent pas, donne-moi une main qui ne cède pas.

Rafi, blême, se plaça entre la feuille et moi, comme pour me cacher la honte.

— On va se battre, répéta-t-il. Ce n’est qu’un papier. Demain, je t’emmène au tribunal, on voit Avni, on parle à...

— Non, dis-je. — Non ?

Je relevai le menton. À travers la vitrine, le Bosphore ressemblait à une grande veine. Il battait, lui aussi.

— Ce soir, on n’arrache rien. On lit. On appelle Avni. Et on écrit une réponse à Victoria Harrow-Vescari. Pas une supplication. Une condition.

— Laquelle ?

Je pris un crayon et notai sur la table, à côté du numéro d’Avni, là où la colle avait déjà fait des cicatrices :

Je ne suis pas une dette. Je suis une voix. Vous voulez l’atelier ? Écoutez-moi d’abord.

— Et si eux n’écoutent pas ? demanda Rafi.

Je regardai les clous, la porte, la pluie. La lettre de ma mère sous ma main. Le nom Vescari qui pulsait comme un refrain. Le monde était une scène et ils adoraient le théâtre ? Très bien. J’entrais en scène. Je pris une grande inspiration.

— Alors ils écouteront quand je jouerai.

Un éclair griffa le ciel, si près que la rue sembla blanche un instant. Et le papier cloué à ma porte,

frémissant sous le vent, fit le bruit exact d’une corde tendue prête à casser.

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