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Nocturne à Karaköy - 2

— La nuit a bon dos, dit-il dans un français sans accent. Elle encaisse ce que le jour refuse d’entendre.

Sa voix me surprit : lissée de partout, comme si elle avait limé ses pays pour ne garder qu’un fil d’acier.

— Vous avez un Stradivarius, dis-je, et ce Stradivarius appartient aux Vescari.

Les mots flottèrent entre nous, lourds. Rafi, à ma gauche, se tut — bon ami, mauvais ange. — Beaucoup de violons se ressemblent sous la pluie, répondit-il.

— Pas celui-là. Il a, sous le vernis, une rosace. Une déraison. Une marque pour se souvenir. Un muscle battit à son cou. Je venais de frapper à une porte sans poignée.

— Qui êtes-vous ?

— Une femme qui refuse d’être saisie comme un meuble. Restauratrice. Leyla Arslan.

Le nom eut sur lui l’effet d’une cendre chaude dans un bol d’eau. Infime, mais net. Arslan.

— Arslan, répéta-t-il. Intéressant.

Il aurait pu me congédier. Il fit signe à un homme en noir près de l’escalier ; l’ombre se dissout. Puis il s’approcha d’un parasol ; la lumière accrocha un instant le bord du masque. Un fil sombre le traversait de la tempe au front — une cicatrice peinte, pas subie. Message que je ne comprenais pas.

— Vous cherchez quoi, Leyla Arslan ?

— Un avenant que tout le monde perd. La preuve qu’un pacte ne m’oblige pas à vendre mon

nom pour un toit. Et pourquoi un violon mentirait pour des hommes. Il rit sans joie.

— Les violons ne mentent pas. Ils répètent ce qu’on leur a appris. Ce sont les hommes qui fabriquent de belles fables.

— Vous jouez un instrument à ceux qui veulent m’acheter, dis-je. Alors oui, je me demande si vous êtes une fable de plus.

Il leva le violon, pivota pour que la lampe dévoile la rosace. Il me la montra comme on montre une cicatrice à quelqu’un qui sait la lire.

— Vous avez de bons yeux. Maşallah.

— Et vous, de mauvaises idées. On n’entaille pas un Stradivarius. — On ne met pas non plus une femme aux enchères.

Le sol manqua sous mes pieds.

— Qui a gravé ça ?

— Quelqu’un qui devait se souvenir, dit-il en avalant la voyelle comme un Italien pressé. Quelqu’un qui avait peur d’oublier une vérité sous les mensonges. Et vous, mademoiselle Arslan, qui vous a gravée ?

— Ma mère. Le Bosphore. Le bois. Sa bouche esquissa presque un sourire. — Alors le bois vous répondra.

La pluie faiblissait. Bruits de verres, de scooters, un serveur qui riait trop fort : la ville reprenait ses habitudes. Les spectateurs glissaient deux par deux vers l’escalier. Je détaillai ses doigts :

callosités d’homme qui travaille, mais ongles trop nets, poignet trop épargné pour un artisan pur. Contradiction rangée dans ma poche.

— Je veux vous montrer quelque chose. À mon atelier. Demain. Ou ce soir, si vous dormez peu. — Je dors quand le monde parle trop. Demain.

— Neuf heures. Tamam ?

— Tamam.

Il remit le violon dans l’étui, plus lentement, comme s’il ajoutait un filet d’alarme autour de notre rendez-vous. Je savais qu’on vérifierait mon ombre. Qu’ils viennent : j’avais appris à regarder ceux qui me regardent.

— Une dernière question. Pourquoi le masque ?

— Pour que le monde écoute ce qu’il ne peut pas défigurer par un nom. — Vous avez donc un nom qui défigure ?

— Tous les noms le font. Certains plus que d’autres.

J’eus sur la langue « Adrian Vescari ». Je l’avalai. Je voulais l’entendre de sa bouche. Il me regarda longtemps, comme s’il glissait un gage dans mes yeux. Puis il fit un signe de tête presque italien, un grazie silencieux, et se tourna pour partir.

C’est à cet instant que tout se dérégla.

Un cri, d’abord. Pas un cri de film : un serveur jura parce qu’un plateau lui échappait. Les verres éclatèrent en petites étoiles contre le sol humide. Un éclat ricocha sur la ferrure de l’étui, soulevant un coin du velours. Détail, rien. Sauf que le violoniste se retourna d’un geste trop réflexe, comme si l’idée de briser l’instrument lui brisait la colonne vertébrale. Dans ce mouvement, le masque accrocha la pointe d’une armature métallique du parasol.

Le bruit fut minuscule, mais définitif.

La bande céda. Le masque glissa, hésita, accroché par une agrafe, puis tomba de travers, révélant d’abord la peau, pâle malgré la pluie, puis la ligne des pommettes, sûre comme une décision, puis la bouche — la même bouche qui avait dit « on ne met pas une femme aux enchères ». Je vis un grain de beauté près de la tempe droite, minuscule, que les magazines aiment recadrer. Je vis surtout les yeux, d’un gris qui n’était ni l’acier ni le ciel : un gris qui change avec la lumière, un gris qui a la fatigue des insomnies et la franchise du métal poli.

Le toit inspira d’un seul poumon.

La pluie oublia de tomber pendant une battue.

— Adrian Vescari, dis-je, comme on dit la clé d’un coffre.

Il ne répondit pas. Son regard ne cligna pas. On aurait dit qu’il attendait que je recule, que je m’excuse, que je retombe dans le rôle prévu pour ceux qui reconnaissent un visage sur un écran.

Je ne bougeai pas.

Il remit le violon dans l’étui d’un geste net. Il accrocha le masque brisé à la poignée, visible — aveu ou défi. Puis il s’approcha au point que je sentis sur ma joue sa respiration tenue.

— Demain. Neuf heures. Si vous arrivez en retard, je prendrai cela pour une réponse. — Je n’arrive pas en retard.

— Alors, à demain. Buona notte, dit-il, accent parfait, déjà un pied entre Venise et ici. Il disparut dans l’escalier comme une note qu’on a laissée filer trop longtemps.

Rafi siffla, long et bas.

— Tu viens de parler au visage qui vend des sacs à main à la planète, glissa-t-il. Canım... dangereux comme un balcon sans rambarde.

Je regardai le masque brisé balancer à la poignée jusqu’à ce que l’ombre avale le dernier reflet. Le toit reprit sa respiration, la pluie son obstination. Mon cœur, lui, garda une mesure trop rapide pour appartenir à quelqu’un d’autre que moi.

— Ce n’est pas son visage qui m’intéresse, dis-je. C’est la rosace sous le vernis.

Je n’imaginais pas encore qu’elle venait d’ouvrir une porte qui ne se refermerait pas sans bruit.

Je rentrai à pied, sous une pluie redevenue fine, avec la sensation de nager dans une eau tiède où quelqu’un avait tenté de noyer un secret et où celui-ci avait appris à flotter.

Avant de dormir, je relus la lettre de ma mère. « Fais-lui montrer la valeur de son silence. » Ce soir, le silence avait un visage. Demain, à neuf heures, il pousserait la porte de mon atelier.

Si le papier cloué était une menace, la musique venait de me donner un pari. Et j’étais prête à le tenir.

— Demain, murmurai-je. Demain.

Le plafond n’avait pas d’oreilles. Mais le Bosphore, lui, sait garder les rendez-vous.

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