La lettre du Bosphore - 2
Il me tendit un papier plus mince, que je lus sans le voir. Les mots couraient, glacés : obligation, consolidation, échéance, option, mariage civil. Un lieu : Venise. Un nom : Adrian Vescari. Une signature : Victoria Harrow-Vescari. Et au bas, la petite signature cabossée de ma mère, Selin Arslan, avec une volée de tremblements dans le S.
La pièce bascula un instant. Je m’assis, parce qu’on ne s’effondre pas debout dans un atelier où tout fait du bruit.
— Pourquoi maintenant ? demandai-je. Pourquoi pas... avant ?
— Parce que la clause s’active « au décès du signataire Arslan », lut Avni. Votre mère avait expressément demandé que la lettre ne vous soit remise que lorsque certains... paramètres seraient alignés. Je n’ai pas d’autre précision.
— C’est une folie, dis-je. Je ne connais pas cet homme. Je ne...
— On ne signe rien aujourd’hui, coupa Rafi en posant sa main sur la mienne, ferme comme un
pont. Tu ne signes pas. On lit, on parle, on... on respire. D’accord, canım ?
Je hochai la tête, muette. Avni toussa, gêné.
— Je ne suis pas venu vous forcer, dit-il. Je suis venu vous informer. Et vous donner ceci.
Il glissa sur la table une enveloppe plus petite, scellée de cire. Un cachet de lac rouge, surmonté d’un blason que je devinai avant de lire : un lion stylisé, des feuilles de laurier, un V ciselé. Vescari. Je touchai la cire du bout du doigt : elle était encore tiède de mon refus.
— Qu’est-ce que c’est ? demandai-je.
— Une invitation. Un rendez-vous à Venise, Palazzo Vescari, dans une semaine. Pour « discuter des modalités ».
— Des modalités d’un mariage que je n’ai pas choisi.
— Des modalités, répéta Avni, comme si le mot pouvait tout édulcorer. Un billet d’avion est
joint. Et... une aide pour vos frais immédiats, si vous l’acceptez. Je me redressai.
— Une aumône ?
— Un pont. Pour vous permettre de décider sans le couteau de la banque sur la gorge. Mais il y a la loi, Leyla. Si vous refusez, les Vescari peuvent exiger l’application de la clause patrimoniale. Et d’autres créanciers suivront. Je préfère que vous le sachiez de ma bouche.
Je serrai les dents. Mon regard se posa sur le Mirecourt abandonné sur l’établi. Les stries du bois semblaient des rides de patience.
— Pourquoi un mariage ? Pourquoi pas... un rachat de dette, un partenariat, je ne sais pas, un contrat d’exclusivité ?
Avni eut un sourire triste.
— Parce que les dynasties aiment les histoires. Et qu’un mariage dans la presse est un instrument plus puissant qu’un contrat dans un coffre. Les Vescari sont nés sur l’eau, mademoiselle. Ils savent que les foules regardent ce qui brille à la surface, pas ce qui coule dessous.
Le silence s’étira. Au loin, un muezzin déploya un appel qui vibra longtemps dans le ventre de la ville. Je me levai pour ouvrir la fenêtre. Le Bosphore avait cette couleur d’étain qui annonçait la pluie. Rafi me rejoint et posa son menton sur mon épaule, comme quand nous avions quinze ans.
— On va se battre, murmura-t-il. On va comprendre. On va trouver l’avenant, on va... — L’avenant ? répétai-je.
— Il existe, confirma Avni. Je... je ne l’ai pas encore récupéré. Il manque au dossier. Mais il a été enregistré quelque part. Je suis certain qu’il peut changer la donne. Je vous le dis parce que... parce que je n’aime pas être la main froide qui frappe. Donnez-moi deux jours.
Je me retournai vers lui.
— Deux jours pour quoi ?
— Pour chercher. Et pour... gagner du temps.
Il prit un stylo, écrivit un numéro sur ma table avec la prudence d’un voleur.
— Appelez-moi quand vous aurez lu la lettre de votre mère. Et... s’il vous plaît... ne laissez personne vous presser. Même pas vous-même.
Quand Avni partit, l’atelier redevint un refuge mal chauffé. Rafi me déplia les doigts pour y glisser une tasse de café. Je tournai l’enveloppe entre mes mains, la cire rassie craquait comme un vieux vernis. Je déchirai.
Ma Leyla,
Si tu lis cette lettre, c’est que j’ai laissé derrière moi plus de silence que de réponses. Pardonne- moi. J’ai mis dans l’ombre des choses que j’aurais dû te montrer en plein soleil. J’ai cru te protéger. J’ai peut-être seulement remis au lendemain les tempêtes. Il y a un pacte qui relie notre atelier à une famille qui vit entre Venise et Londres. J’ai choisi de l’accepter au moment où je croyais que tout s’écroulait. La musique m’a conseillé de tendre la main au lieu de tomber. Aujourd’hui, c’est à toi de choisir si cette main te soutiendra ou t’étranglera.
Je posai la lettre, tremblante. Ma mère, toujours à parler en métaphores quand j’aurais voulu un plan détaillé, ligne par ligne. Je repris.
Je n’ai jamais su tenir une promesse qui me demandait de renoncer à toi. Alors j’ai négocié. J’ai obtenu du temps, des marges. Un nom sur un papier au lieu d’une chaîne au pied. Ils m’ont fait confiance parce que je savais lire entre leurs mensonges. Adrian était un enfant quand j’ai signé. Aujourd’hui, c’est un homme. On dit qu’il connaît la valeur du silence. Fais-lui montrer la sienne.
S’il te plaît, n’oublie pas ce que je t’ai appris : écoute avant de frapper. Les violons parlent, les gens aussi. Certains cachent leur voix sous des masques. Ne te perds pas dans leur théâtre. Cherche la vérité dans le bois. Tu sais où.
— « Tu sais où », répétai-je, hébétée. Elle ne pouvait pas... Elle ne pouvait pas être plus claire ? — Elle te connaît, dit Rafi doucement. Elle sait que tu trouveras. Tu as toujours été la fille qui
trouve le son caché.
Je continuai, les yeux brûlants.
