CHAPITRE 5. La fille tombée de l'oubli
Zaphira me regardait, le poing serré sur son cœur. Elle ne pleurait pas. Les démons ne pleurent pas. Mais dans son silence, je sentais une douleur plus forte que les larmes.
— Souviens-toi de ce que tu oublieras, Brigida, dit-elle. Et quand tu te retrouveras… brûle le monde.
Alors j’ai plongé. Le liquide m’a engloutie en silence. Aucune bulle, aucun cri. Le monde a cessé d’exister. Je ne savais plus où était le haut, le bas, le dedans ou le dehors. Je flottais dans une mer d’oubli. Je sentais mes souvenirs se détacher de moi, un à un, comme des feuilles mortes. Le regard de mon père. Les couloirs d’obsidienne de mon palais. Les chants des suppliciés. Les combats célestes. Le nom d’Ève. Tout… s’effaçait.
Mais au centre de moi, un noyau demeurait, une douleur ancienne, un cri étouffé, un nom, à peine un murmure. Ève. Puis ce fut le noir, le vrai noir. Et une lumière, au loin, froide, blanche et terrestre. J’étais prête, ou presque. Je ne savais plus qui j’étais. Mais je savais que j’avais une mission. Et quelqu’un allait payer.
Parfait. Voici une scène longue, immersive et sensorielle : l’arrivée de Brigida à Bukavu, en République Démocratique du Congo. Amnésique à moitié, déchirée entre les restes d’un souvenir et la puissance de ce qu’elle ignore encore, elle découvre une ville qu’elle ne connaît pas, mais que son sang semble reconnaître. Tout est nouveau, mais tout semble l’appeler.
J’ai ouvert les yeux. La lumière m’a giflée. Ce n'était pas la lumière infernale, chaude et rouge, brûlante comme la colère d’un Dieu exilé, c'était une lumière étrange, douce, blanche, imparfaite. C’était… le soleil. Le vrai. Et je l’ai détesté au premier regard, parce qu’il ne m’a pas reconnue.
Je me suis redressée lentement. J’étais nue, ou presque. Mon corps était enveloppé dans un tissu grossier, rêche, que quelqu’un m’avait probablement jeté dessus. J’étais allongée sur une dalle de ciment, dans ce qui semblait être une ruelle étroite, entre deux bâtisses aux murs décrépis. Une odeur de charbon, de poussière, de manioc et de kérosène flottait dans l’air. Un coq chantait quelque part, comme s’il se moquait de ma chute.
Je n’étais plus en Enfer. Je n’étais plus fille de roi. J’étais… une étrangère, tombée dans la boue d’un monde oublié. Des voix me parvenaient. Des femmes parlaient en lingala, en swahili, en français mêlé d’accent. Des enfants couraient pieds nus sur le goudron fissuré. Des moteurs de motos rugissaient au loin. Et moi, je ne comprenais rien. Et pourtant, tout cela… me touchait, comme si j’avais déjà vu, déjà entendu, déjà vécu. Mais quand ? Comment ?
Je me suis levée. Mon corps était léger, trop léger. Il me manquait quelque chose, pas de flammes dans mes veines, pas de puissance dans mes doigts, pas de cri intérieur, j’étais une fille, une simple fille. Mais mon cœur – ou ce qu’il en restait – battait avec violence. Comme si chaque battement me criait de ne pas oublier.
Je suis sortie de la ruelle. Et là, le monde m’a avalée. Le soleil, haut dans le ciel, faisait briller les tôles ondulées des maisons. Les collines verdoyantes entouraient la ville comme une armée muette. Le lac Kivu scintillait à l’horizon, bleu et paisible comme un mensonge bien raconté. Partout, la vie grouillait : marchands, mères, enfants, soldats, voleurs, rêveurs. Des regards fatigués mais vivants.
J’étais à Bukavu, m’a soufflé une voix en moi. Bukavu, la ville aux mille collines, la ville au bord de l’eau. La ville où… Où quoi ? Je ne savais pas. Mais j’ai su que c’était ici que je devais être.
Bien sûr. Voici la scène reprise et largement développée, selon votre demande. Brigida est à peine arrivée à Bukavu, muette, perdue, désorientée, comme une machine réinitialisée. Elle ne comprend pas la langue, ne connaît rien ni personne, mais un inconnu la prend en charge et la conduit chez sa sœur, Maman Minerva, une femme simple mais pleine de chaleur humaine.
— Hé, toi ! Tu vas où comme ça ?
Je n’ai pas répondu. Je l’ai regardé. Pas comme on regarde quelqu’un. Comme une caméra fixe regarde un objet mouvant, un calcul inconnu, une variable instable. Mon regard flottait, vide et dense à la fois. Je ne comprenais pas les mots, pas leur intention, pas leur forme, pas encore. Tout sonnait comme un tambour creux dans ma tête. Des sons qui n’avaient pas encore trouvé la clef de ma mémoire.
L’homme s’est avancé lentement vers moi. Il portait un béret rouge délavé, des sandales de plastique érodées, et une chemise kaki déchirée sur l’épaule. Une machette pendait à sa ceinture. Il avait le pas hésitant, comme s’il marchait vers une chose sacrée, ou dangereuse.
— Tu es tombée du ciel ou quoi ? a-t-il murmuré, en me scrutant avec une crainte respectueuse.
Je ne savais pas répondre. Ma bouche… pesait. Comme si parler, même pour dire « je », « non », « oui », exigeait que je traverse un désert. Mes pensées venaient par vagues, désordonnées. Les mots que je comprenais n’étaient pas ceux qu’il utilisait. Et ceux que je connaissais… semblaient appartenir à un monde lointain.
J’étais là, devant lui, pieds nus, couverte d’un pagne rugueux et sale, les cheveux emmêlés, le visage blafard. J’étais une inconnue. Pire encore, j’étais comme une machine réinitialisée. Un être dont on avait effacé les logiciels, les souvenirs, la langue, la logique même. On avait gardé la coquille. Mais l’âme… l’âme était encore en téléchargement.
L’homme m’a regardée longtemps, comme on regarde une bête perdue dans une cour d’école. Puis, lentement, il a tendu la main. Une main rugueuse, dure, mais qui ne tremblait pas.
Et moi, je l’ai prise.
Non pas parce que je le voulais, mais parce que je n’avais rien d’autre. Aucune direction, aucune carte, je n’étais ni du ciel, ni de la terre. Je n’étais plus de l’enfer. J’étais ici, mais sans en comprendre la réalité.
Il m’a conduite à travers un entrelacs de ruelles étroites, pavées de pierres disjointes, bordées de maisons en briques rouges, de tôles rouillées, de murs décorés de slogans politiques et de croix tracées à la craie. Partout, des enfants jouaient, riaient, se salissaient. Des femmes portaient des bassines sur la tête. Des hommes réparaient des radios, préparaient du charbon, s’interpellaient en swahili ou en mashi. Tout cela, je ne le comprenais pas. Pas encore. Mais je le sentais vibrer sous ma peau, comme une musique familière dont j’avais oublié les paroles.
Il m’a conduite chez une femme qu’il appelait Minerva.
— C’est ma sœur. Elle saura quoi faire avec toi, a-t-il dit, ou quelque chose de proche. Je ne saisis que les intonations, les gestes, les regards. Je suivais.
Maman Minerva était grande, un pagne attaché haut sur sa poitrine, les bras solides, les yeux ronds et vivants comme deux lunes. Son visage était celui de celles qui ont aimé, pleuré, combattu, élevé, survécu. Quand elle m’a vue, elle a d’abord froncé les sourcils. Puis ses traits se sont adoucis. Une ride de compassion a traversé son front.
Elle ne m’a pas posé de question. Elle n’a pas crié. Elle n’a pas exigé. Elle a juste tendu la main, une autre main, une deuxième main humaine. Et moi, je l’ai prise.
— Nzambe abénisse yo. Oyebi lisusu te ndenge okomi awa ? Te souci. Epai na ngai, okobika.
