CHAPITRE 6. Syndrome de la coquille vide
Je ne comprenais rien. Mais je comprenais tout. Elle m’a fait entrer. Une maison simple, deux pièces, des casseroles accrochées à un clou, une bassine d’eau dans un coin, un crucifix au mur. Une radio grésillait quelque part, chantant un air de Koffi Olomide.
Maman Minerva m’a installée sur un vieux fauteuil. Puis elle a préparé un seau d’eau tiède. Elle m’a déshabillée, sans honte, sans peur. Elle m’a lavée comme une mère lave sa fille après une longue absence. Mes jambes tremblaient. Ma bouche… ne s’ouvrait toujours pas.
Elle m’a frictionnée, m’a habillée avec une robe à fleurs, large et légère. Elle m’a coiffée. Puis elle m’a donné à manger : du riz, des haricots, un poisson frit. Elle a prié avant de me tendre l’assiette.
Je n’ai rien dit. Je ne savais même pas comment dire « merci ». Ma gorge était verrouillée. Ma langue était un étranger dans ma bouche. Je mangeais lentement, comme une bête rescapée d’un incendie.
La nuit est tombée. Le ciel s’est assombri. Et elle m’a fait coucher sur un matelas posé à même le sol, recouvert d’un drap propre. Elle a éteint la lampe-tempête. Puis elle a prié à voix basse, dans une langue que je ne connaissais pas. Peut-être Lingala. Peut-être Kihunde. Peut-être… un chant ancien de mères oubliées.
Moi, je fixais le plafond. Et dans ce plafond, je voyais le reflet du feu, des visages, une pomme tombée. Le nom Ève. Et cette douleur, là, dans ma poitrine, comme un brasier endormi. Je n’étais pas humaine. Mais cette femme… m’avait traitée comme une fille. Alors j’ai pleuré en silence, pour la première fois, des larmes chaudes, vraies.
Et le démon en moi, cette Brigida muette, cette héritière d’un amour interdit, a compris que la vengeance devait commencer ici, pas dans la haine, mais dans la mémoire. Et pour cela, il fallait parler.
Le feu en moi m’a murmuré :
— Réapprends la langue. Lis dans les gestes. Apprends leurs mots. Tu es sur le terrain de ta mère. C’est ici que commence ta guerre.
Les jours ont passé chez Maman Minerva. Lents. Silencieux. Épais comme du miel noir. Je dormais sur ce matelas posé à même le sol, dans cette pièce qui sentait à la fois la cannelle, l’encens et les médicaments oubliés. Chaque matin, je m’éveillais avant elle, déjà assise dans un coin, les genoux serrés, les mains croisées entre les jambes, le regard tourné vers la fenêtre. Je ne parlais pas. Pas parce que je ne voulais pas. Mais parce que je ne pouvais pas encore. J’étais en veille. Une machine qu’on venait d’allumer, mais à laquelle il fallait encore installer les fichiers, les données, les langues. J’attendais qu’on m’apprenne à exister.
Et elle, elle m’observait. Minerva. Ce nom sonnait comme une incantation ancienne. Et ce n’était pas pour rien. Elle n’était pas une femme ordinaire. Dès le premier jour, j’ai senti en elle quelque chose d’aiguisé. Une lucidité discrète. Une lumière qui ne brûlait pas, mais qui scannait, qui cherchait, qui creusait derrière les gestes simples. Minerva ne parlait jamais pour ne rien dire. Et quand elle me regardait, elle ne regardait pas mon visage : elle regardait à travers moi.
Je ne savais pas encore ce qu’elle était vraiment. Mais je sentais que ses mains, malgré leur douceur, étaient des mains entraînées. Et que son silence n’était pas vide, mais rempli de diagnostics silencieux.
Un matin, alors que je feignais de dormir, elle a parlé dans la pièce à voix basse, en rangeant une pile de draps.
— Elle ne parle pas. Elle mange, mais sans plaisir. Elle fixe les objets longtemps, sans ciller. On dirait un trouble dissociatif... ou un cas de mutisme post-traumatique.
Elle ne parlait pas à moi. Elle parlait à elle-même, à sa mémoire, à son passé car Minerva — je l’ai compris quelques jours plus tard — n’était pas seulement une femme au grand cœur. Elle était une ancienne psychologue clinicienne, diplômée avec mention de l’Université de Kisangani, et longtemps en poste au centre psychiatrique SOSAM, à la périphérie de Bukavu. Une des meilleures de sa génération, disait-on, brillante, méthodique, respectée. Elle avait vu passer dans son bureau des centaines de cas : schizophrènes, paranoïaques, bipolaires, névrotiques, catatoniques, maniaco-dépressifs, enfants autistes, anciens combattants, violées, possédés, simuleurs… et ceux qu’on n’osait pas nommer, ceux qu’on disait « atteints d’un mal mystique ».
Elle avait tenu pendant vingt ans avec ses carnets, ses tests projectifs, ses échelles d’évaluation, ses techniques d’entretien, ses silences stratégiques. Puis un jour, elle en avait eu assez. Elle avait quitté son poste, fermé son bureau, coupé ses contacts, et s’était retirée dans ce quartier simple de Panzi, pour y mener une vie humble : une maison, une bible, une bassine. Et de temps en temps, des orphelines, des femmes en errance, des filles sans voix comme moi.
Mais ses réflexes de psy… ils n’avaient jamais disparu. Quand elle me regardait, je sentais son esprit me disséquer, pas avec violence, mais avec précision. Elle notait mes silences, ses gestes. La manière dont je ne réagissais pas aux bruits soudains, la fixité de mon regard, ma difficulté à tenir les couverts, l’absence de réaction émotionnelle, mon sommeil trop calme.
Un jour, elle s’est même assise face à moi avec un carnet. Elle y a dessiné un carré, puis un cercle, puis un triangle, qu’elle m’a tendus l’un après l’autre. Je les ai regardés, puis j’ai détourné les yeux. Elle a noté : « absence de réponse symbolique — structure fermée. »
Une autre fois, elle a joué une musique douce sur une vieille radio, une berceuse d’Afrique de l’Ouest, pleine de voix féminines et de tambours d’eau. Je suis restée de marbre. Elle a noté : « non-réception des stimuli émotionnels — probable dissociation. » Une autre fois encore, elle a fait tomber une cuillère en métal derrière moi. Elle produit un bruit sec, un bruit froid. Je n’ai pas sursauté. Elle a murmuré : « inhibition émotionnelle totale. Peut-être un syndrome de la coquille vide. »
Elle n’en revenait pas. Moi, j’étais son plus grand mystère. Elle avait vu des enfants en état de choc, des femmes traumatisées, mais jamais quelqu’un comme moi, car moi, je n’étais pas en état de choc. Je n’avais pas peur. Je n’étais pas effrayée. Je n’étais pas absente. J’étais là, pleinement là, simplement... sans manuel d’instruction humaine. Et c’est cela qui l’intriguait.
Un soir, alors qu’elle parlait au téléphone, croyant que je ne comprenais pas, elle a dit :
— Oui, je l’ai gardée chez moi. Elle ne parle pas. Elle ne fuit pas. Mais ce n’est pas une simple autiste. Ce n’est pas non plus une traumatisée ordinaire. Elle me fixe comme si c’était moi qui étais la patiente. Elle me fait peur parfois. Mais elle ne fait rien. Elle est... elle est comme une chose tombée du ciel.
Et elle avait raison. Je n’étais pas humaine. Je n’étais pas née ici. J’étais la fille du feu, la descendante d’Ève, l’héritière du mal originel. Mais elle ne pouvait pas savoir. Alors elle faisait ce que tous les psychologues finissent par faire : elle cherchait un trouble à nommer, une case, un DSM, un syndrome parce que les psy… croient que tout comportement étrange cache un problème. Et moi, je n’avais pas de problème.
J’étais le problème.
