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CHAPITRE 4. La porte du destin

Je savais que je ne pouvais pas faire cela seule.

Depuis que j’étais enfant — enfin, l’équivalent infernal de l’enfance — j’avais appris une chose : on ne franchit pas la frontière entre l’Enfer et la Terre sans en payer le prix. Chaque sortie est surveillée. Codifiée. Chaque démon qui monte doit signer un pacte, rendre des comptes, jurer fidélité, porter un but assigné. Et moi, je voulais m’y rendre sans mission, sans ordre, sans autorisation. Je voulais désobéir. Mais pour cela, il me fallait de l’aide. Pas n’importe laquelle. Il me fallait Zaphira.

Zaphira n’était pas comme les autres démons. Elle n’était pas née d’un volcan ou d’un blasphème comme certains. Elle était le fruit d’un ancien serment brisé entre une déesse oubliée et une étoile mourante. Elle avait les cheveux couleur d’encre éternelle, les yeux comme deux lunes noyées dans le sang, et son sourire pouvait caresser ou déchirer, selon son humeur. Elle avait été ma complice dans mille transgressions. Elle est ma confidente, ma sœur de l’ombre.

C’est à elle que j’avais volé ma première arme. C’est avec elle que j’avais appris à modeler la peur dans les rêves des âmes perdues. C’est elle encore qui, un jour, m’avait murmuré :

— Tu n’es pas comme nous, Brigida. Tu brûles d’un feu qui n’est pas de l’Enfer.

Elle l’avait deviné, bien avant que je le sache moi-même. Je l’ai trouvée dans la Salle des Reflets, là où les démons viennent se contempler dans les souvenirs déformés des humains. Elle était assise sur un trône d’ossements fondus, les jambes croisées, jouant avec une sphère d’illusions qui faisait tournoyer mille visages d’enfants en pleurs.

— Zaphira, ai-je soufflé.

Elle a levé les yeux. Un éclat malicieux a traversé son regard.

— Tiens, tiens… la princesse sans couronne. Tu portes un secret sur les lèvres, ça se voit. Il te consume. Et ça te va bien.

Je me suis approchée d’elle, lentement. J’avais encore la voix tremblante, comme si le nom de ma mère me brûlait dans la gorge.

— J’ai appris la vérité… sur mes origines.

Elle n’a rien dit, mais elle a cessé de jouer avec la sphère. Son regard s’est posé sur moi avec une gravité rare.

— Tu veux aller sur Terre.

Ce n’était pas une question.

J’ai acquiescé.

— Je dois comprendre, voir, chercher ses traces, la venger. Elle s’appelait Ève. Et elle n’est pas celle qu’ils décrivent dans les histoires humaines. Elle n’était pas naïve. Elle était forte. Elle a aimé… un interdit. Et on l’a punie pour ça.

Zaphira a souri, doucement.

— Toi aussi, tu es un interdit vivant, Brigida. Et tu veux maintenant rompre toutes les lois. Descendre là-bas sans ordre, sans contrat, sans sceau officiel. Tu sais ce que cela signifie ?

— Oui.

Elle s’est levée. Son manteau de flammes a dansé autour d’elle comme une peau vivante.

— Alors tu as besoin de moi.

— Oui.

Un silence puis un battement suspendu se fit. Puis elle s’est approchée et a posé sa main froide sur ma joue.

— Je t’aiderai.

Mes yeux se sont remplis d’un soulagement douloureux. Zaphira s’est mise à marcher autour de moi, comme une stratège préparant un assaut.

— Nous allons devoir contourner les gardes des Portes-Fumantes. Tu n’as pas l’autorisation céleste, alors ils te traqueront comme une fugitive. Ton aura est trop forte, trop spéciale : elle laisserait une trace dans les sphères humaines si tu t’y rends sans préparation. Il nous faudra l’effacer, temporairement.

— Comment ?

— Par un bain d’oubli.

Je me suis figée.

— Tu veux me faire plonger dans les Abysses Noirs ? Me faire oublier qui je suis ?

— Pas tout, juste une partie, juste assez pour que tu puisses fouler la Terre sans faire trembler les cloches célestes et les alarmes infernales. C’est un voile temporaire, une brume sur ta mémoire. Tu te rappelleras de ta mission… mais pas de ton identité divine. Du moins, pas tout de suite.

J’ai respiré profondément.

— Et toi ?

— Moi, je serai ton lien. Je resterai ici, mais je te guiderai à travers les brèches. Je te parlerai par les songes, les éclats, les cris dans le vent. Tu ne seras jamais seule. Je te montrerai où regarder, qui interroger ou qui punir.

J’ai fermé les yeux. Le choix était fait.

— Alors prépare le rituel. Je pars.

Zaphira s’est penchée vers moi, et dans un murmure, elle a dit :

— Ta mère sera vengée, Brigida. Et la Terre se souviendra que les enfants oubliés reviennent toujours frapper à la porte du destin.

La nuit en Enfer ne ressemble à aucune autre. Elle n’est pas absence de lumière, mais excès d’ombres. Les ténèbres s’accumulent en strates épaisses, comme des rideaux de suie que seul un démon peut traverser sans se perdre. Ce soir-là, la nuit pesait. Elle semblait consciente, comme si le Royaume lui-même sentait ce que j’allais faire.

Zaphira m’a conduite dans un lieu interdit. Un gouffre oublié, caché au-delà du Septième Vestibule, là où les condamnés silencieux chuchotent encore sous le sol brûlé. Elle a ouvert le passage avec une clé faite d’un ongle d’archange noirci et d’une larme volée à une Sainte damnée. Rien, dans cette clef, ne criait vie. Elle suintait la transgression pure.

— Personne ne vient ici, a murmuré Zaphira. Ce lieu est scellé depuis la Chute. C’est là que notre Père lui-même s’était purifié de ses derniers souvenirs célestes, avant de bâtir le Trône de Cendre. 

Je n’ai rien dit. J’étais figée. Tremblante sans le montrer. C’était la première fois que j’allais me dépouiller de moi-même. Nous avons descendu mille marches, peut-être davantage. Chaque marche effaçait une partie du bruit de l’Enfer derrière nous. Ici, les hurlements se taisaient. Les lamentations s’effaçaient. Même le feu semblait reculer. Il ne restait que le vent… un vent glacial, chargé d’une mémoire antique. Un vent qui te regardait, et murmurait ton nom avec des lèvres que tu ne pouvais voir.

Enfin, le Bain.

Il n’était pas un bassin, ni une source. C’était un cercle creusé dans le néant, où coulait lentement une matière épaisse, noire comme l’oubli, brillante comme l’éclat d’un rêve perdu. L’Oubli avait une odeur : un parfum doux-amer, qui rappelait les souvenirs d’enfance qu’on ne sait plus nommer, les visages qui nous échappent dans les rêves.

Zaphira s’est avancée, son visage plus grave que jamais.

— Une fois que tu y entreras, Brigida, tout changera. Le feu en toi sera étouffé. Ta mémoire sera voilée. Tu ne sauras plus que ton nom, ton but, et la sensation d’un deuil ancien. Tu oublieras que tu es la fille du Diable. Tu oublieras Zaphira. Tu oublieras même que tu es née en Enfer. Mais tout cela reviendra, quand ce sera l’heure. Je t’ai mis une graine de réveil, une image, un mot, une douleur… quelque chose qui t’ouvrira les yeux quand le moment viendra. 

Je l’ai regardée. J’ai voulu la remercier. Mais aucun mot ne voulait sortir. Alors je me suis avancée vers le Bain. Chaque pas était une lutte. Le sol sous mes pieds se tordait, comme s’il voulait me retenir. L’air brûlait mon visage. L’oubli ne voulait pas de moi. Il savait que j’étais unique. Que j’étais dangereuse. Et moi, je le savais aussi. J’ai tendu la main, et j’ai touché la surface. Elle n’était ni chaude, ni froide. Elle n’était rien. Elle n’était que vide. Et pourtant, je sentais son pouvoir m’appeler, comme une mer ancienne qui a connu tous les naufrages.

Je me suis retournée une dernière fois.

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