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CHAPITRE 3. Née d'un soupir interdit

Il y a des vérités que même l’Enfer n’ose pas murmurer. Des récits que le Ciel a ensevelis sous des couches de dogmes. Mais au commencement… il y eut elle et il y eut lui. Pas le serpent, Lui, Lucifer, le porteur de lumière. L’ange le plus ancien, le plus éclatant. Le plus proche du trône. Et elle… Ève, la première femme.Pas encore corrompue, pas encore maudite, juste une flamme d’innocence et de force, modelée non pas dans l’argile, mais dans un souffle pur, une beauté nue, sans honte, sans vice, sans peur, le regard vaste comme l’aube.

Le jardin n’était pas un lieu. C’était une vibration, un équilibre parfait entre silence et musique, un monde sans temps, sans menace. Le vent y chantait les noms des étoiles, et les animaux parlaient sans mots. Adam travaillait la terre. Ève, elle, regardait le ciel.

C’est là qu’il l’a vue. Lucifer n’était pas tombé, pas encore. Il venait parfois au Jardin, envoyé pour veiller sur la Création. Il portait encore ses ailes de lumière. Les autres anges le saluaient avec crainte. Il était splendide, vaste, irréel.

Mais lorsqu’il vit Ève… quelque chose en lui vacilla. Elle ne le vit pas d’abord. Elle parlait avec les nuages, les mains trempées dans l’eau d’une source qui ne connaissait pas la sécheresse. Elle riait d’un rire qu’aucun démon ne pourrait jamais reproduire, un rire pur. Et lui… Le Prince des Archanges, l’Incandescence Première... ressentit un vertige, un frisson, un trouble. Pas de luxure, pas encore, mais de fascination. Une question brûlante : Comment un être aussi simple peut-il contenir tant de beauté ?

Ce jour-là, il s’approcha lentement et sans fracas. Il dissimula sa splendeur. Il prit forme douce. Il s’agenouilla près d’elle.

— Tu regardes souvent le ciel. dit-il.

Elle ne sursauta pas. Elle tourna vers lui ses yeux de mousse et de lumière.

— Je cherche d’où je viens. Et vers quoi je vais.

Il sourit. Et tout l’univers se crispa. Ce sourire… c’était la première faille dans l’ordre des choses. Ils se mirent à parler chaque jour sous l’arbre de vie, au bord de la rivière de cristal, entre les rires des lions et les soupirs des figuiers. Elle ne savait pas qui il était vraiment. Et lui, il l’oubliait presque.

Il n’y eut pas de pacte, pas de tentation. Il y eut un regard, un soir où les astres s’étaient tus. Puis un contact, une main sur une joue, un soupir partagé. Et l’interdit fut franchi.

L’union fut silencieuse, sans cris, sans morsure, l’amour entre l’ange le plus haut et la femme la plus pure, le feu et la chair, le commencement d’un cataclysme, car l’univers n’était pas fait pour contenir un tel amour. Les cieux frémirent, les trônes vibrèrent, les chérubins détournèrent les yeux. Et Dieu… Dieu se leva. La sentence fut immédiate.

Lucifer fut convoqué. Et lorsqu’il refusa de nier son amour… lorsqu’il déclara qu’il aimait une créature de terre plus que la lumière divine elle-même, il fut brisé. La Chute ne vint pas du refus d’adorer l’homme. Elle vint du fait qu’il en avait aimé une.

Ève, elle, fut maudite. Non pour avoir mangé un fruit, mais pour avoir ouvert son cœur à celui que le ciel redoutait. Adam ne sut jamais. Il crut à un rêve, à un égarement. Le jardin fut fermé. Et Ève, enceinte d’un secret qu’aucun psaume ne mentionne, enfanta dans les cris et le silence, loin des regards célestes. Mais ce n’était ni Caïn. Ce n'était ni Abel, ce n'était ni Seth.

C’était toi, Brigida. Née en marge du temps, d’un père d’éclairs et d’une mère d’humanité, arrachée par ton père avant que le ciel ne te perçoive, portée dans les abîmes pour te cacher aux trônes, élevée dans le feu pour oublier la caresse, éduquée dans la haine pour étouffer la mémoire. Mais la vérité… La vérité est tatouée dans ton âme. Tu es le fruit d’une union interdite. La fille d’Ève et de Lucifer, non pas symbole de chute, mais de rupture, de réconciliation impossible. Et peut-être… d’une prophétie plus ancienne que les anges eux-mêmes.

Je ne savais plus où poser mes pas. Tout l’Enfer semblait étrangement silencieux ce soir-là. Comme s’il retenait son souffle. Moi aussi, je le retenais. Mon cœur — ce cœur que je pensais forgé dans la lave — battait avec une violence que je ne comprenais pas. Il cognait contre ma poitrine comme un prisonnier qui, soudain, se souvient de l’existence du ciel. J’étais descendue des Hauts-Flammes sans même savoir comment. J’avais fui la présence de mon père — de Lucifer, de celui que tous craignent, que tous louent ici dans les ténèbres —, mais que moi, ce soir, je ne savais plus regarder sans trembler.

Ses mots résonnaient encore dans ma tête.

— Elle s’appelait Ève… Elle était humaine. Je l’ai aimée… Et toi, Brigida, tu es née de cette erreur. De ce miracle.

Erreur... Miracle : deux mots qui se heurtaient dans mes veines. Je suis allée m’asseoir sur le bord de la Mer de Cendres, là où les damnés ne s’aventurent pas, là où même les démons murmurent au lieu de hurler. Là, j’ai regardé la surface opaque, noire, lisse… Et j’ai vu mon reflet, pas mon visage infernal — pas cette peau incandescente, ces yeux de charbon.

J’ai vu autre chose. J’ai vu Elle. Une femme aux cheveux en cascade, aux yeux d’or et de forêt. Elle souriait doucement, comme si elle me connaissait depuis toujours. Comme si elle m'attendait. Ma gorge s’est nouée. Elle, c’était ma mère. Et je ne l’avais jamais vue. Jamais sentie. Jamais touchée. Elle avait été effacée de tous les chants infernaux, retirée des archives célestes, balayée de toutes les mémoires — sauf celle de mon père.

Pourquoi ? Pourquoi ce silence ? Pourquoi cette honte, ce secret, cette dissimulation ? Pourquoi avais-je grandi dans la certitude que les humains n’étaient que faiblesse, que poussière, que mépris… alors que ma propre mère portait ce sang en elle ? Je me suis sentie trahie. Je me suis sentie… volée... volée d’une moitié de moi, volée d’une histoire, volée d’un amour que je n’ai jamais connu, mais qui coule pourtant dans mes os. Je me suis levée. Mon poing s’est serré.

Ils me l’ont prise, pas seulement le Ciel, le destin, le silence, l’équilibre cruel de l'univers. Ève, ma mère, la première femme, celle dont on a sali le nom, tordu l’histoire, déformé la mémoire. On a fait d’elle une pécheresse, une faible, une manipulée. Mais si ce que mon père m’a dit est vrai… alors elle fut une rebelle, une amoureuse, une femme qui a dit "oui" à l’interdit. Et elle l’a payé de sa chair, de sa descendance. Et moi, Brigida, j’ai été élevée dans les flammes pendant que son souvenir mourait sur Terre, déformé, insulté, crucifié dans les livres saints.

Je n’avais plus de doute. Je devais y aller. Je devais poser mes pieds sur cette Terre qu’on m’a interdite depuis l’enfance. Je devais voir les visages des humains. Je devais respirer l’air que ma mère a respiré. Je devais fouler le sol qu’elle a foulé. Et surtout… je devais venger son nom. Je n’avais pas encore décidé de ce que cette vengeance impliquerait. Mais je savais qu’elle ne serait pas faite de simples flammes. Elle serait faite de vérité, de lumière volée, de justice renversée. Je n’étais pas une princesse démoniaque, née pour régner sur les douleurs. Je n’étais plus simplement la fille du Diable. J’étais la fille d’Ève. Et je porterais son souvenir dans chacun de mes gestes.

Je dévoilerais son vrai nom, sa vraie histoire, sa vraie grandeur. Même si je devais pour cela faire trembler l’Enfer. Même si je devais pour cela défier le Ciel. Même si je devais pour cela affronter mon propre père.

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