CHAPITRE 2. La vérité du miroir inversé
Je suis seule ce soir. Plus seule qu’à l’accoutumée.
Les flammes qui dansent sur les murs de ma chambre d’obsidienne sont silencieuses, comme si elles craignaient d’interrompre le tumulte de mes pensées. Les colonnes noires qui soutiennent le plafond en lave figée tremblent légèrement, sensibles à l’agitation de mon souffle. Tout ici me connaît, tout ici me sert… mais ce soir, même l’Enfer ne parvient à me distraire.
Je suis née ici, dans ces entrailles brûlantes, dans ce royaume où la douleur est une prière et la beauté une arme. Mon père m’a élevée dans le feu, dans la science des anciens pactes et des guerres célestes. Il m’a enseigné la domination, la dissimulation, l’art de la parole et du silence. Mais il m’a interdit une seule chose.
Une seule : ne jamais aller sur Terre. Pas même l’effleurer du regard. Pas même effleurer ses songes.
— Les humains sont faibles, Brigida. Ils ne méritent pas ton attention.
— Ils sont instables, impurs et vulnérables. Un jour ils prient, le lendemain ils trahissent.
— Ils ne valent pas ta colère, encore moins ta curiosité.
Voilà ce qu’il me répétait, encore et encore, depuis toujours, comme une litanie.
Mais pourquoi cet interdit est-il plus rigide que tous les autres ? Mon père, Lucifer, qui laisse les portes de la souffrance ouvertes, qui permet aux Princes déchus de ravager des mondes, qui accepte que le chaos s’étende jusqu’aux frontières des limbes… Pourquoi m’interdit-il à moi seule d’aller là-bas ? Là où vivent ces êtres que je ne connais que par les lamentations de leurs âmes mortes ?
J’ai longtemps accepté, par respect, par amour. Mon père est tout pour moi. Il m’a façonnée, il m’a protégée. Mais maintenant… je sens que quelque chose ne tourne pas rond. Son regard change quand il évoque la Terre. Il devient froid, perdu, coupable, comme s’il se rappelait un souvenir qu’il veut effacer. Et surtout, il évite mes yeux.
Cela ne lui ressemble pas. Il n’a jamais eu peur de moi. Jusqu’à ce sujet.
J’ai commencé à chercher, discrètement d’abord, dans les bibliothèques interdites de Pandémonium. Entre les grimoires scellés par des malédictions anciennes. J’ai interrogé les succubes savantes, les scribes aveugles de l’Abîme, même quelques âmes humaines enchaînées dans les cavernes du Jugement. J’ai entendu des bribes.
Un nom, d’abord.
"Ève."
Puis une rumeur.
"Lui aussi a aimé…"
Enfin, une peur.
"Elle lui ressemble."
Je me suis figée.
Qui est cette Ève ? Pourquoi mon père, le plus puissant des rebelles, tremblerait-il à l’évocation d’un nom humain ? Et si c’était lié à moi ? Si j’étais née non pas d’un pacte entre esprits, mais d’un amour interdit ? Si mon père, Lucifer, portait en lui une faute cachée, une faille que seul un humain a su provoquer ?
Non. C’est impossible, me suis-je d’abord dit. Et pourtant, je ne suis pas comme eux. Pas tout à fait. Les autres enfants du feu aiment le chaos pour le chaos. Moi, j’aime comprendre. J’observe. Je doute. Je ressens des choses étranges. Une compassion silencieuse parfois, une colère lente mais brûlante, une nostalgie que je ne m’explique pas. Parfois, dans mes rêves – si tant est que les rêves existent ici – je vois des arbres, des cieux bleus, des rivières, des voix douces, des choses que je n’ai jamais vues, mais que je connais.
Et il y a cette douleur… sourde, discrète, au fond de ma poitrine. Elle palpite à chaque fois que je regarde vers le nord, vers la faille des mondes, vers l’endroit où l’Enfer regarde la Terre de loin, sans jamais pouvoir la toucher.
Ce soir, j’ai osé.
Je suis entrée dans la salle du Miroir Inversé. Un artefact ancien, banni par mon père, enfoui sous trois cercles de silence. On dit que quiconque s’y regarde voit non ce qu’il est, mais ce qu’on lui cache.
Je me suis approchée lentement. Le miroir me renvoyait un reflet étrange. Mon visage… était celui d’une autre. Une femme humaine, brune, fragile, les yeux tristes. Ses traits portaient les miens, mais avec une tendresse absente en moi.
J’ai tendu la main vers le verre. Et une voix a murmuré :
— Tu as sa voix.
Je me suis retournée. Il était là. Mon père. Lucifer. Le roi des rois déchus. Le porteur de lumière devenu le maître des ombres. L’orgueil fait chair et feu. Mais ce n’était pas l’entité souveraine et flamboyante que je connaissais, celle que les légions redoutent et que les ténèbres acclament à genoux. Ce n’était pas le conquérant des Cieux, ni l’architecte du Pandémonium. Non. Ce soir-là, dans la salle interdite du Miroir Inversé, mon père n’était plus un dieu. Il était un homme brisé, voûté et fragile.
Un manteau noir traînait sur ses épaules comme un linceul trop lourd. Son visage, d’ordinaire sculpté dans la fureur et le feu, semblait usé par les siècles. Ses yeux, jadis luisants comme deux volcans, étaient ternes, chargés d’une brume ancienne. Et surtout… il ne me regardait pas. Il fuyait mon regard.
J’ai senti, sans comprendre d’abord, une douleur étrangère, lourde comme une malédiction ancestrale. Une tristesse trop vieille pour pleurer encore, mais qui saignait doucement, goutte après goutte. Et alors, je l’ai vue, une larme, une seule.
Elle roulait lentement sur sa joue de cendre, traçant une ligne pâle sur sa peau noire de charbon. Cette larme valait mille cris. C’était la chute d’un roi.
— Elle s’appelait Ève.
Sa voix était rauque, plus rauque que je ne l’avais jamais entendue. Comme si prononcer ce nom ouvrait une plaie mal refermée. Ce nom était ancien, un nom sacré.
Je suis restée immobile, le souffle suspendu.
— Elle était humaine, pure, inconsciente du combat céleste. Elle ne priait ni les anges ni les démons. Elle priait… la pluie, les arbres, la lumière. Elle m’a vu. Et elle n’a pas fui.
Il s’est avancé lentement. Les flammes du miroir se sont courbées à son passage, comme pour ne pas le toucher, comme si même l’Enfer le redoutait dans cet état-là.
— Je l’ai aimée comme on ne doit pas aimer quand on est fait d’orgueil. J’ai trahi mes propres lois, j’ai désobéi à la logique infernale. Je l’ai aimée sans contrat, sans pacte, sans prix.
Je ne respirais plus.
— Et toi, Brigida… tu es née de cette erreur.
Il marqua une pause. Le mot le brûlait. Puis, plus bas, d’un souffle presque humain :
— De ce miracle.
J’ai vacillé intérieurement. Mes jambes étaient solides comme les colonnes de Pandémonium, mais mon cœur tremblait. Une humaine ! Ma mère était une humaine ? Mon sang… n’était pas entièrement infernal ?
Je sentais le feu en moi reculer, comme effrayé. Des souvenirs flous me remontaient, des sensations sans explication. Cette musique que j’entendais parfois dans mes rêves. Cette voix douce qui me murmurait des mots tendres dans une langue inconnue. Ce sentiment, enfoui depuis toujours, que je n’étais pas entièrement d’ici.
Je me suis assise, sans m’en rendre compte. Le sol d’onyx était froid. Pour la première fois de mon existence, j’étais nue d'orgueil.
Lucifer reprit, la voix plus basse, presque un soupir :
— C’est pour cela que tu ne dois jamais aller sur Terre.
Il se rapprocha encore. Son ombre couvrit la mienne, mais elle n’avait plus rien de menaçant.
— Tu serais attirée. Tu reconnaîtrais. Tu chercherais à comprendre. Et ce que tu trouverais là-bas pourrait…
Sa voix se brisa, une fissure dans l’éternel.
— ...pourrait t’arracher à moi pour toujours.
Ses yeux, alors, se levèrent vers les miens. Pleins d’une supplique qu’aucun prince des ténèbres ne devrait connaître. Lucifer me suppliait.
— Je ne t’interdis pas la Terre par cruauté, Brigida. Je t’en prive… parce que je ne veux pas te perdre. Comme je l’ai perdue.
Je sentais son amour me frapper de plein fouet. Ce n’était pas l’amour des ténèbres, celui qui consume et dévore. C’était un amour ancien, perdu, maladroit, caché derrière mille couches de rage et de puissance. Le genre d’amour que même l’Enfer ne peut contrôler.
Je suis restée silencieuse. Un gouffre venait de s’ouvrir sous mes pieds. Tout ce que je croyais savoir sur moi, sur lui, sur l’équilibre des mondes… s'effondrait. Je n’étais plus simplement la fille du Diable. J’étais la fille d’un amour interdit, la descendante d’une union maudite, la trace vivante d’un lien que les cieux et l’enfer avaient voulu effacer. Et peut-être…Peut-être étais-je celle qui ferait vaciller l’équilibre fragile du cosmos.
