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Les Veilleurs de l’Onde

La pluie tombait sur les toits de métal rouillé comme des larmes d’oubli. Une averse grise, constante, saturée de particules codées. Le ciel de la Cité Rupture n’était plus un ciel, mais une toile d’algorithmes en décrépitude. Liora ouvrit les yeux dans un autre corps.

Elle s’appelait Kaïna, ici.

Sa mémoire était floue, mais le souffle du Dispositif vibrait encore dans son sang. Elle savait que ce qu’elle vivait n’était pas une hallucination. C’était une autre réalité, une autre version d’elle-même, ancrée dans un monde post-effondrement où l’humanité survivait sous des dômes numériques, surveillée par des intelligences qui avaient oublié qu’elles avaient été créées pour servir.

Kaïna marchait seule, vêtue d’un manteau noir bardé de fibres actives. Elle portait à la tempe une interface neuralink, une fleur de verre et de métal plantée directement dans son cortex. Ses yeux reflétaient des données en temps réel, des fragments de souvenirs, des noms oubliés, des mots en langues mortes. Elle était une fouilleuse. Une chercheuse de traces. Mais depuis peu, des rêves s’imposaient à elle — des rêves de sable chaud, de chants anciens, d’un temple inondé de lumière. Des rêves qui ne venaient d’aucun programme.

Un symbole l’obsédait. Un cercle, traversé de trois ondes.

Elle le voyait partout.

Sur les murs effacés des ruelles abandonnées. Dans les flux décryptés des IA devenues folles. Dans les rêves d’enfants orphelins qu’elle croisait. Il revenait, comme un murmure dans le code du monde.

Cette nuit-là, Kaïna suivit une piste. Un vieil archiviste semi-organique lui avait parlé d’un « sanctuaire oublié », dissimulé sous les fondations d’une station météorologique abandonnée. Elle y descendit seule, armée de capteurs à pulsation fractale. L’endroit était silencieux. Trop silencieux. Pas de transmission, pas de surveillance active.

Elle entra dans la salle circulaire. Un dôme fissuré. Une lumière douce y baignait encore, comme si le lieu se souvenait de son rôle. Au centre, une console inactive, rongée par le temps. Elle s’en approcha. Son implant clignota. Quelque chose — ou quelqu’un — tentait une connexion.

Puis, une voix.

— Tu es proche maintenant.

C’était sa propre voix. Mais altérée, lente, vibrante, comme filtrée par les siècles. Kaïna sentit une vague traverser sa colonne vertébrale. Elle toucha la console. Une onde jaillit.

Un souvenir l’envahit. Pas un souvenir personnel. Une vision.

Elle vit Liora, dans la salle 7-R. Elle vit le Dispositif, le cylindre, la lumière. Elle vit le gardien aux yeux d’or. Puis elle se vit elle-même — mais différente, dans d’autres temps. Une guerrière à cheval dans les steppes. Une musicienne aveugle dans un palais d’eau. Une prisonnière tatouée dans un vaisseau dérivant dans les étoiles.

— Tu es un nœud, dit la voix. Et d’autres se réveillent.

Kaïna s’effondra à genoux. Des flux affluèrent dans sa mémoire. Des noms, des visages, des lieux. Le lien était établi. Le symbole s’illumina au sol, projeté par un rayon spectral.

À cet instant, ailleurs dans le monde, d’autres entendirent l’Appel.

À Córdoba, un jeune moine nommé Elías rêva d’une femme vêtue de blanc dans un temple solaire. Il se réveilla en pleurs, le mot Ir-shem gravé au fond de son esprit.

À Kyoto, une biologiste nommée Mei-Lin activa par erreur une séquence oubliée dans l’ADN d’un embryon en incubation. Elle y vit, inscrite, la même onde triple, codée en spirale dans la double hélice.

À Addis-Abeba, un enfant né sous l’éclipse murmura dans son sommeil : « La clé est éveillée. »

Liora, au Centre, ressentit la secousse.

Dans la salle 7-R, elle jaillit du fauteuil, le souffle court. Des signaux apparaissaient sur l’interface, en dehors de toute logique : une carte planétaire, des points lumineux. Des connexions. Le Dispositif captait désormais plus que sa propre mémoire. Il synchronisait quelque chose de plus vaste. Une trame. Une onde.

Elle enregistra les coordonnées, imprimées dans le spectre : Cordoba. Kyoto. Addis-Abeba. Et d’autres encore, floues, en attente de stabilisation.

Kazanov apparut dans le miroir, sans bruit.

— Le réseau s’active, dit-il. Tu n’es plus seule.

— Qu’est-ce qui se passe ? murmura Liora.

— Le Chant commence. Celui qui réveille les fragments endormis. Les âmes-nœuds s’appellent les unes les autres à travers le temps. Et toi, tu en es le résonateur.

Elle voulut répondre, mais son cœur vacilla. Une chaleur étrange, douce mais inexorable, montait en elle. Elle s’effondra doucement sur le sol, les mains serrées contre sa poitrine.

Elle rêva.

Un autre souvenir. Ou un rêve d’un rêve.

Une salle circulaire. Treize silhouettes debout autour d’une carte en lévitation. Chacune portait un fragment d’un symbole plus grand. Une voix résonnait :

— Le treizième éveil commencera lorsque la mémoire du temps se réunira.

Liora reconnut l’homme du temple. Et Kaïna. Et d’autres visages, inconnus mais familiers. Des versions d’elle. Des éclats.

Elle comprit. Chaque session, chaque plongée, ne révélait pas un passé, mais un fil. Une onde de soi à travers les âges. Et le Dispositif était un diapason. Il ne créait rien. Il harmonisait.

Quand elle se réveilla, un message l’attendait. Gravé dans la console par une main inconnue, en lettres anciennes : Retrouve la Source avant la Douzième Lune.

Elle savait qu’elle devait partir.

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La semaine qui suivit fut un entrelacs de préparatifs discrets. Liora transmit de fausses données à ses collègues, masqua les signaux émis par la salle 7-R et rassembla les fragments de coordonnées identifiés. Elle déchiffra des noms : des villes, des repères, des dates superposées dans le tissu temporel. Et ce mot, répété en boucle : Ir-shem.

Elle retrouva son journal, écrit à la main. Elle y ajouta une nouvelle phrase :

« Je suis Liora. Je suis Kaïna. Je suis l’onde et le nœud. Je me souviens. »

Avant de quitter le Centre, elle verrouilla la salle 7-R. Mais elle savait que d’autres y viendraient. L’éveil ne faisait que commencer.

Dans le ciel de Nouvelle Genève, les drones clignotaient comme des étoiles froides.

Liora marcha sans se retourner, une pulsation vibrante dans la poitrine.

Une autre vie l’appelait.

La Source l’attendait.

Et ailleurs, dans les plis du monde, d’autres fragments d’elle-même ouvraient les yeux.

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