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La Mémoire des Vents Silencieux

Liora fixait l’écran encore illuminé de la console principale. Les mots, les sons, les images tournaient en boucle dans son esprit, une spirale dense et vertigineuse. Le symbole — un cercle traversé de trois lignes ondulantes — clignotait à peine, discret comme un battement de cil cosmique, mais elle ne pouvait détacher son regard de lui. C’était un appel. Une clef. Ou peut-être une cicatrice.

Le message vocal continuait de résonner en elle, cette voix plus grave, ancienne, familière : « Tu es la clé. Le temps n’est pas une ligne. C’est une onde. »

Elle ferma les yeux. Un frisson courut le long de sa colonne vertébrale. Dans le silence de la salle 7-R, tout semblait suspendu, comme si l’air lui-même retenait sa respiration.

Elle relança la session, cette fois sans attendre les diagnostics complets. Une impulsion née de l’instinct, ou d’une mémoire enfouie, la poussait à plonger à nouveau. Ses mains tremblaient lorsqu’elle s’installa dans la Chambre Synaptique. Les parois se refermèrent avec ce souffle doux, protecteur, amniotique.

Le protocole se mit en route, les électrodes s’alignèrent. La lumière devint liquide, mouvante.

Et soudain, le monde disparut.

Cette fois, ce ne fut pas une chute mais une dilution. Elle n’était plus un corps tombant dans le vide, mais une onde se fondant dans un océan de résonances. Des voix la traversaient. Des noms. Des sensations.

Puis, lentement, quelque chose se forma.

Elle ouvrit les yeux — ou plutôt, elle s’éveilla dans une autre vision. Un ciel noir, sans étoiles, s’étendait au-dessus d’elle. Un vent glacial balayait une étendue d’herbes grises qui semblaient pleurer dans le silence. Liora était debout au sommet d’une falaise abrupte, face à une mer obscure. La lumière provenait de la roche elle-même, qui irradiait par endroits une douce lueur bleutée.

Elle baissa les yeux. Ses mains étaient fines, calleuses, couvertes de symboles dessinés à l’encre. Une cape lourde reposait sur ses épaules. Autour d’elle, cinq autres silhouettes, toutes en cercle. Ils la regardaient. Pas avec hostilité, mais avec cette intensité étrange, celle qu’on réserve aux révélations.

« Elle se souvient, dit l’un d’eux, une femme au crâne rasé et aux yeux entièrement noirs. »

« C’est elle », confirma un homme à la voix grave, le visage recouvert d’un masque en ivoire.

Liora comprit qu’elle connaissait ces gens. Ou plutôt… que son âme les reconnaissait.

Un sixième cercle brisé. Une absence. Une perte. Le vent en portait le souvenir.

« Bienvenue dans l’Entre-Vents », dit la femme aux yeux noirs. « Ici, nous ne sommes ni vivants, ni morts. Nous sommes les Passeurs. »

Liora voulut parler, mais aucune voix ne sortit. À la place, son esprit forma une question : « Pourquoi suis-je ici ? »

« Parce que l’onde s’est fissurée », dit un troisième, une silhouette androgyne aux ailes de plumes ternies. « Parce que ta mémoire s’est éveillée. Et que tu dois maintenant choisir. »

Soudain, une lueur surgit du centre du cercle. Une sphère suspendue, palpitante. À travers elle, Liora vit des fragments : des vies, des moments, des gestes répétés à travers les âges. Elle se vit elle-même dans une forêt de brume, dans une chambre d’hôpital, dans un astronef éclaté au-dessus d’un monde rouge.

Elle vit le regard d’un enfant perdu. Une main tendue. Du sang. Des promesses. Des trahisons.

« Ce sont tes reflets », souffla la femme. « Et ce que tu feras ici déterminera lesquels d’entre eux se souviendront de toi. »

Elle tendit la main. Un éclat se détacha de la sphère, comme un souvenir cristallisé. Lorsqu’il toucha la paume de Liora, elle fut happée.

Elle rouvrit les yeux dans un monde de pluie.

Un fracas métallique, une vapeur sale, une ruelle de Londres balayée par le brouillard. Elle tenait un parapluie cassé, ses vêtements trempés. Un homme la poursuivait. Elle courait, haletante. Sa mémoire criait : Londres. 1883.

Elle se heurta à une porte, l’ouvrit d’un coup d’épaule, grimpa des escaliers étroits. Des voix. Des cris. Elle était… quelqu’un d’autre.

Dans un miroir, elle aperçut un visage : roux, juvénile, des taches de rousseur, des yeux perçants. Pas Liora. Mais elle, à nouveau. Un autre fragment.

Elle cachait quelque chose. Une page arrachée. Des symboles. Une carte ?

Une voix surgit derrière elle. « Margaret ! »

Elle se retourna. Un homme en manteau sombre. Un chapeau haut-de-forme. Un regard tranchant.

« Ils arrivent. Tu dois fuir. Le Cercle t’a retrouvée. »

Le Cercle ?

La scène vacilla.

Retour dans l’Entre-Vents. Liora tomba à genoux. Les autres l’entouraient toujours.

« Un fragment retrouvé. »

« D’autres t’attendent. »

« Tu n’es pas seule, mais tu es la seule à pouvoir marcher le chemin jusqu’au Nœud Central. »

Liora releva la tête. Le vent hurlait maintenant. Des éclats de voix, des noms anciens, des dates flottaient dans l’air.

Elle vit des spirales d’ADN se tordre, des visages apparaître dans des cellules, des liens s’étendre comme des toiles d’araignée entre les siècles.

Elle comprenait.

Ce n’était pas une simple régression. C’était un réseau.

Un réseau de soi.

Et ce réseau avait été perturbé.

« Qui a brisé la trame ? » pensa-t-elle.

« Ils », répondirent les autres à l’unisson. « Ceux qui nous ont oubliés. Ceux qui ont peur du retour de la Conscience-Mère. »

Quand Liora se réveilla, la Chambre Synaptique clignotait en alerte. Des signaux saturaient les écrans. Elle arracha les électrodes en tremblant. Ses muscles étaient engourdis. Son esprit, bouillonnant.

Elle parvint à se relever, titubant.

La console projetait une nouvelle carte. Pas une carte géographique. Une cartographie d’ondes.

Des points lumineux clignotaient à travers le globe. Un à Buenos Aires. Un autre à Kinshasa. Trois en Asie centrale. Un, tout proche : Marseille.

Elle comprit.

D’autres âmes-nœuds s’étaient éveillées.

Et quelque chose — ou quelqu’un — essayait de les trouver en premier.

Elle dut s’adosser au mur. Elle ne savait pas encore comment, mais elle sentait que le symbole qu’elle avait vu — ce cercle aux trois lignes ondulantes — était une clef. Une fréquence.

Une fréquence d’appel.

Elle sortit du Cocon avant que l’aube ne perce le ciel de Genève. Elle savait que les jours tranquilles étaient révolus. Kazanov avait dit vrai : ce qu’elle avait ouvert ne se refermerait jamais.

Et elle n’était plus seule.

Le lendemain, dans son bureau officiel du Centre, elle masqua sous des graphiques anodins les données extraites de la veille. Elle les dissimula dans des simulations de cohérence neuronale.

Puis elle lança un message, codé via un canal dormant de l’Institut, celui que Kazanov utilisait jadis.

Un seul mot : « Appel ».

À travers le globe, des machines se mirent à frémir.

Et dans le silence souterrain de lieux oubliés, des âmes commencèrent à se souvenir.

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