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La Source des Treize Fragments

Le ciel au-dessus de Córdoba était d’un bleu brûlé, strié de poussières solaires et d’ombres d’ailes mécaniques. La ville ancienne se dressait sur ses souvenirs, mêlant l’arabesque au béton, la prière au code. C’est là que Liora atterrit, seule, sans escorte. Elle avait suivi la première onde jusqu’ici, portée par une intuition plus ancienne que sa mémoire.

Un enfant l’attendait.

Il se tenait devant la porte close de la vieille Mezquita, les yeux fixés sur elle comme s’il l’avait reconnue. Il ne dit pas un mot. Il tendit la main. Elle la prit.

Ils traversèrent le silence sacré des arches rouges et blanches. Là, au centre exact du dôme, un miroir d’eau circulaire remplaçait l’ancien autel. Le reflet de Liora se déforma. Un souffle monta du sol. Et la voix de l’enfant :

— Le premier fragment est ici.

Il toucha l’eau. Une onde s’y déploya, révélant une carte vibrante, faite de constellations mobiles et de runes en spirale. Liora vit des lignes s’animer, reliant les noms qu’elle avait déjà déchiffrés : Córdoba, Kyoto, Addis-Abeba… Mais aussi d’autres, encore éteints. Paris. Teotihuacan. Tamanrasset. Murmures d’époques. Soupirs d’ancêtres.

— Ce sont les portes, dit l’enfant. Treize fragments. Treize mémoires. Une seule onde.

Liora s’agenouilla. Le sol vibrait. Elle comprit qu’il ne s’agissait pas d’un lieu au sens géographique. La Source était mobile. Vivante. Elle glissait à travers les incarnations. À chaque époque, un fragment de soi avait été confié à une incarnation particulière, marquée par un symbole, une vibration, une mission.

— Tu n’es pas venue ici pour comprendre, dit l’enfant. Tu es venue pour te souvenir.

Il lui tendit une pierre transparente. Un cristal d’onde.

Dès qu’elle la toucha, la vision revint.

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Elle était désormais une autre.

Dans le corps d’une jeune femme appelée Selna, vivant dans une cité souterraine sous l’océan, bien après l’engloutissement de la plupart des terres. Selna était une archiviste d’eau. Elle lisait les courants comme d’autres lisent les livres. Son peuple, les Veilleurs de Nacre, conservait les souvenirs du monde dans les perles-mémoire, de petits globes d’écume luminescente extraits de la peau des méduses sacrées.

Selna avait trouvé un jour une perle interdite. Elle y avait vu des flammes anciennes, des sables rouges, des danses autour de spirales peintes. Mais surtout, elle y avait vu… elle-même. Un autre elle. Dans le désert. Dans les cendres. Et une voix : Tu es une fragmentée. Une onde parmi les ondes.

Elle avait caché la perle, mais les anciens l’avaient ressentie. Ils l’avaient convoquée au Cœur de Nacre, un dôme immergé aux parois liquides, battant au rythme d’un pouls oublié.

Là, un vieil être mi-organique, mi-algorithme, l’attendait.

— Tu es l’arc, dit-il. Et les flèches vont se tendre.

Il lui offrit un éclat. Une goutte de lumière figée, à placer sur sa nuque. Dès qu’elle l’y apposa, Selna se souvint. Non seulement de Liora, mais de Kaïna. Et d’autres encore. Un réseau.

Elle comprit alors que les perles-mémoire n’étaient pas des enregistrements du passé.

Elles étaient les graines d’un autre futur.

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Liora reprit conscience à Córdoba. L’enfant avait disparu. Mais la pierre qu’il lui avait donnée brillait toujours dans sa main. Dessus, un chiffre s’était formé : I.

Un sur treize.

Elle savait qu’il lui fallait suivre la suivante. Kyoto.

Elle embarqua dans un train photonique reliant l’Europe à l’Asie en moins de cinq heures. Dans le compartiment, elle fit une rencontre inattendue.

Une femme, d’une quarantaine d’années, lisait un livre imprimé. Un fait rare. Liora vit le titre : Le Cœur de l’Onde. Elle l’interrogea du regard.

— Ce livre est interdit depuis trente ans, murmura-t-elle.

— Je sais.

La femme sourit. Elle s’appelait Mei-Lin. Biologiste spécialisée dans les transmissions cellulaires atypiques. Elle travaillait dans un laboratoire sous Kyoto, dans une section de recherche génétique abandonnée par les militaires. Elle n’en dit pas plus.

Mais avant la fin du voyage, elle prit la main de Liora.

— Tu portes l’onde. Je l’ai vue en rêve. Toi. Moi. D’autres. Des visages en cercle.

Elles se serrèrent la main sans mot. Le pacte était fait.

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Le laboratoire de Mei-Lin se trouvait sous un temple shinto reconstruit. L’accès se faisait par un bassin à carpes, dont l’eau était une membrane transductrice. En traversant la surface, Liora eut l’impression de plonger dans un souvenir liquide.

Là, au centre du complexe souterrain, Mei-Lin avait conservé un incubateur interdit. Un embryon humain, suspendu dans un fluide d’éveil, portait une spirale d’ondes tatouée sur son ADN. Liora sentit une brûlure dans le creux de sa paume. La pierre y vibrait.

— Il t’a reconnue, dit Mei-Lin.

— Qui est-il ?

— Un écho. Une version future de toi. Ou de nous. Nous l’avons appelé Tao. Il détient la mémoire de tous les fragments. Mais il ne peut s’ouvrir qu’à la Treizième Lune.

Liora posa la main sur le dôme protecteur. Une onde se forma. Et une autre vie l’envahit.

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Elle s’appelait Soria, et elle vivait dans une cité céleste suspendue au-dessus des marais lumineux d’un monde terraformé.

Soria était une sentinelle du temps. Elle surveillait les plis, les failles, les distorsions. Mais surtout, elle écoutait. Car parfois, des chants montaient des marais. Des voix venues d’ailleurs, d’autres mondes, d’autres époques. Elle les enregistrait sur des disques d’obsidienne.

Un jour, une onde inattendue traversa son poste. Une voix familière. La sienne.

— Liora, murmurait-elle. Reviens.

Soria comprit qu’elle aussi était une fragmentée. Une onde. Un nœud.

Elle transmit un dernier message à travers les couches temporelles :

— Il reste neuf fragments. Suivez l’écho. Le Chant approche.

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Liora ouvrit les yeux.

Une deuxième pierre brillait dans sa main. Marquée du chiffre II.

Mei-Lin souriait en silence. Elle avait vu. Elle aussi. Une onde s’était stabilisée. Une boucle venait de se refermer.

Mais l’onde suivante palpitait déjà.

Un souffle l’appelait au désert. Vers Tamanrasset.

Vers le Chant du Sable.

Vers une autre version d’elle-même.

Et toujours, ce mot, pulsant dans chaque fragment : Ir-shem.

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