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Le Souffle de Saphar

Liora s’enfonçait dans la lumière, une lumière qui n’avait ni source ni direction. Elle chutait, ou flottait, ou se dissolvait, difficile à dire. Puis, soudainement, elle ouvrit les yeux — mais ce n’étaient pas vraiment les siens. Elle était une autre. Son corps était souple, vêtu d’un voile turquoise qui flottait autour d’elle comme une peau d’eau.

Autour, un monde suspendu. Des falaises translucides s’élevaient vers un ciel couleur d’opale, et en contrebas, une mer aux reflets de mercure bruissait doucement. L’air sentait l’ambre et la pluie ancienne. Des passerelles de pierre flottaient entre les hauteurs, reliées à des structures en forme de spirales, mi-végétales, mi-cristallines. La cité de Saphar.

Elle le savait. Sans qu’on le lui dise. Saphar : la Cité Chantante.

Des êtres se déplaçaient lentement autour d’elle, aux gestes mesurés, habillés de longues robes faites de vent et de fils de lumière. Ils ne parlaient pas. Ils chantaient. Leurs voix se mêlaient à la matière, modelaient les formes, réveillaient des structures endormies. À Saphar, l’architecture naissait du chant.

Une mélodie basse résonna au loin. Tous s’immobilisèrent. Liora sentit un frisson dans sa nuque. Elle tourna la tête. Quelqu’un venait. Une femme, haute, la peau irisée, les yeux d’un bleu abyssal. Son nom s’imposa à Liora sans qu’elle le cherche : Aéril, Gardienne du Souffle.

— Tu as franchi l’eau et le silence, dit Aéril. Tu es revenue.

Liora baissa les yeux. Elle sentit en elle une émotion ancienne, immense, comme une promesse tenue depuis des siècles. Elle connaissait cette femme. Elle l’avait aimée. Peut-être en avait-elle été la sœur, ou la guide, ou la moitié. Mais les souvenirs flottaient encore dans les limbes de sa mémoire fracturée.

Aéril posa deux doigts sur son front. Une chaleur douce s’écoula dans tout son être.

— Tu es Alura. Née sous le Chant Matriciel. Celle qui avait disparu au-delà des brumes.

Des souvenirs affluèrent. Le rituel du Dépassement. La traversée du Vœu de Brume. Le refus de chanter l’oubli. Et la sentence : bannissement.

Mais pourquoi ?

Liora — Alura — tituba.

— Ce n’est pas la fin. Tu es revenue pour achever ce qui n’a pas été transmis.

Aéril l’emmena au centre de la cité. Là, une salle ouverte sur le ciel accueillait les grandes harmonies. Des arches d’air et de lumière se courbaient en dôme au-dessus d’eux. Des dizaines de voix montaient lentement, formant un tissage sonore complexe. Alura sentit son propre souffle vibrer à l’unisson. Et puis… elle comprit.

Le Chant de Saphar n’était pas seulement musique. C’était mémoire. Chaque note, chaque harmonie contenait des fragments d’histoire, de vie, d’âme. Les chanteurs étaient des passeurs, et les voix, des portes. Lorsqu’ils chantaient ensemble, ils devenaient les gardiens d’un réseau de souvenirs collectifs.

Et elle… elle avait jadis enfreint la règle la plus sacrée : elle avait voulu chanter seule.

Les images revinrent : une nuit, une mélodie interdite, un souvenir d’avant-Saphar. Une autre vie, un autre nom — Liora. Elle avait voulu ramener ce souvenir, le faire entendre dans ce monde. Mais la dissonance avait failli briser l’harmonie.

— C’est pour cela qu’ils m’ont bannie.

Aéril hocha lentement la tête.

— Tu as tenté de faire entendre un écho non accordé. Et pourtant, aujourd’hui, il résonne en toi avec une justesse nouvelle.

Alura ferma les yeux. Elle laissa son souffle s’ouvrir. Une note s’échappa. Pure. Solitaire. Puis une autre. Et une autre. Petit à petit, les autres chanteurs s’y accordèrent. Non pour la corriger, mais pour l’accompagner.

Le Chant Interdit devenait le Chant Oublié. Et le Chant Oublié devenait le Chant d’Origine.

Aéril souriait. Des larmes coulaient sur ses joues. Un cercle s’était refermé. Une dissonance avait trouvé sa place.

Et Liora se réveilla.

Elle haletait. Ses mains tremblaient. Mais cette fois, une paix nouvelle palpitait en elle. Une voix intérieure semblait fredonner encore. Elle connaissait maintenant un fragment essentiel : la mémoire peut être une harmonie — mais parfois, il faut d’abord oser la note discordante.

Et dans la console du Dispositif, un nouveau symbole venait d’apparaître : une spirale au centre d’une portée musicale.

Elle enregistra ses impressions, annota ses sensations. Puis, sans attendre, relança la session.

Elle voulait savoir.

Elle voulait se souvenir de tout.

Et au fond d’elle, Alura chantait encore.

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