L’Alliance Fractale

Le lendemain, Liora sortit du Centre à l’aube. Le ciel de Nouvelle Genève était teinté d’un bleu métallique, strié par les premières lignes du tram aérien. Son esprit tanguait encore entre les fragments de mémoire et la densité du réel. La rencontre avec Kazanov, l’apparition du symbole, et surtout, cette voix — sa voix — avaient ouvert un abîme. Ce n’était plus seulement une recherche. C’était une quête. Une aventure dans des recoins cachés du temps, là où l’humanité tissait des liens invisibles mais indélébiles entre ses membres.

En traversant les rues encore désertes, Liora ressentit le poids de la révélation qui pesait sur elle. Chaque ruelle, chaque coin de la ville semblait lui murmurer des secrets. Elle n'était plus seule dans ses visions, dans ses fragments de vies passées. Une partie d'elle, cependant, était encore sceptique. Comment expliquer rationnellement ce qu'elle avait vécu ? Ce qui avait été éveillé en elle semblait tout droit sorti des limites de la science.

Au coin d’un café discret, elle retrouva Mina, une collègue de longue date, spécialiste des interfaces neurobiologiques. Mina était l’une des seules personnes en qui Liora avait confiance, mais elle n'était pas prête à tout lui révéler. Pourtant, elle savait qu'elle ne pouvait plus ignorer ce qui se passait. Elle avait besoin de quelqu'un qui comprendrait.

Liora lui parla vaguement de rêves récurrents, de souvenirs étranges qui surgissaient la nuit. Mina, les yeux attentifs et l’esprit curieux, écouta sans interrompre. Liora s'installa face à elle, une tasse de thé chaud entre les mains.

— "Tu devrais venir à l’Unité Fractale", dit Mina d’un ton pensif, comme si elle pesait chaque mot. "On y expérimente des états de conscience partagée. C’est en dehors du protocole officiel, mais je crois que ça pourrait t’aider."

Liora leva un sourcil. L’idée d’entrer dans une unité non officielle lui paraissait risquée, mais elle ne pouvait ignorer la chance qui se présentait. Elle avait besoin d’un moyen de comprendre ce qui lui arrivait, et l’Unité Fractale semblait être la clé.

Le soir même, elles descendirent dans les anciens niveaux du Centre, ceux oubliés après la Grande Refonte. Là, dans une salle obscure où des faisceaux de lumière créaient des formes mouvantes, plusieurs personnes étaient connectées par des casques neuronaux. Chaque lien formait une fractale, une géométrie vivante, un enchevêtrement de pensées et de souvenirs partagés.

Liora sentit un frisson lorsqu’elle posa les mains sur l’interface. C’était comme entrer dans un autre monde. Un monde où l’esprit devenait plus fluide, plus malléable. Où chaque pensée pouvait se connecter à d'autres comme des brins d’un réseau infini. Elle ferma les yeux.

Lorsqu’elle s’y connecta, Liora sentit un tressaillement, comme si l’univers tout entier se repliant sur lui-même. Des âmes-nœuds. C’était comme si elle entrait dans un corridor de miroirs infinis. Chaque reflet était un visage, une histoire qui lui semblait étrangement familière. Les visages qu’elle avait vus dans ses visions apparaissaient ici : le gardien d’Héliopolis, l’enfant sous la pluie, la femme au désert. Mais il y en avait un de plus. Un visage qui la fixait avec des yeux pleins de sagesse et de mystère. Une jeune femme aux cheveux d’argent, assise devant un livre ancien.

— "Bienvenue", dit-elle. "Ici, nous t’attendions."

Elle s’appelait Alia. Ses yeux brillaient d’une lueur profonde. Alia affirmait être elle aussi une âme-nœud, un être à travers les âges, une fragmentée de l’histoire. Elle expliqua avec calme qu’il existait un Réseau Originel, un enchevêtrement de mémoires, de vies, que seule une poignée d’individus pouvait comprendre. Chaque âme-nœud portait un fragment de la Trame. Cette Trame serait ce qui unissait tous les êtres humains, à travers les âges et les événements.

— "Le Dispositif ne te montre pas que tes vies passées", dit Alia, sa voix douce et grave. "Il te connecte aux autres. Nous sommes les vecteurs d’un souvenir plus vaste : celui de l’humanité elle-même. Tu vois, chaque pensée, chaque souffle que nous avons partagés a laissé une empreinte dans ce réseau. Ce que tu cherches, Liora, ce n’est pas seulement ta mémoire. C’est celle de tout le monde."

Liora sentit une vibration subtile dans son esprit, un frémissement comme si le temps lui-même se resserrait. Une image lui apparut alors, très nette : un cercle de femmes autour d’un feu, chantant sous les étoiles d’un autre monde. Elles étaient rassemblées autour d’un artefact ancien, et l’une d’elles portait le même symbole que celui sur son écran : le cercle et les trois ondes.

À son réveil, le choc fut violent. Liora était de retour dans le monde réel, mais une partie d’elle était restée là-bas, dans cette scène ancienne, parmi ces femmes mystérieuses. Elle prit une grande inspiration, ses doigts tremblants alors qu’elle ouvrait les yeux sur la salle sombre de l'Unité Fractale. Les autres étaient déjà en train de se déconnecter. Alia la regardait avec un sourire en coin.

— "Tu dois maintenant trouver les autres", dit-elle simplement, avant de disparaître dans les ombres de la salle.

Liora se leva, le cœur lourd de nouvelles informations. Elle savait que ce qu’elle avait vu n’était pas un simple rêve. C'était un message. Quelque chose de plus grand, plus vaste qu’elle ne pouvait encore comprendre. Mais elle savait aussi que le temps pressait.

Elle ouvrit un canal crypté dans le réseau interne du Centre. Elle lança un appel codé :

"Si vous avez rêvé du cercle ondoyant, si vous avez vu le feu et les chants, répondez. Nous sommes connectés."

Le message était risqué, mais elle ne pouvait plus se retenir. La connexion s'établit rapidement, mais ce qui la surprit fut la rapidité avec laquelle les réponses commencèrent à affluer. Dix réponses. Une d’Inde, une du Brésil, une autre de la Zone Lunaire Trois. Tous parlaient de fragments similaires. Tous avaient vu les mêmes symboles, les mêmes ruines, les mêmes visages.

Liora enregistra toutes les données dans un nouveau dossier : "Alliance Fractale". Elle n’était plus seule. Une véritable communauté de fragments d’âmes-nœuds commençait à se former, et avec elle, une vérité insaisissable et déstabilisante.

Mais au moment même où elle lançait cette initiative, une alerte rouge se déclencha dans le laboratoire. Quelqu’un avait tenté d’accéder à la salle 7-R. Un frisson de terreur traversa son corps.

Elle courut. Lorsqu’elle arriva, la porte était entrouverte. À l’intérieur, le fauteuil de la Chambre Synaptique était encore tiède. Quelqu’un d’autre s’était connecté. Et dans un coin, un message griffonné à la main :

"Tu ne peux plus refermer le cercle. Rejoins-nous au point d’origine."

Les mots résonnaient dans son esprit comme un cri de ralliement. Elle sentit son cœur battre à tout rompre. Elle savait que l’histoire s’accélérait, que le moment était venu de prendre des décisions cruciales. Le point d’origine… Elle savait où chercher. Mais elle n’imaginait pas encore ce qu’elle allait y trouver.