Le Dispositif d’Éveil
Liora referma la porte blindée du laboratoire avec un claquement sourd. L’écho se répercuta le long du couloir désert, comme un murmure métallique dans l’ossature du bâtiment. Il était tard — ou tôt, selon la perspective — et le Centre de Recherche Temporalité & Conscience, niché à la lisière de la zone verte de la Nouvelle Genève, baignait dans une quiétude artificielle.
Son badge à la main, elle désactiva les alarmes d’une salle que même ses collègues croyaient abandonnée. La salle 7-R, surnommée "le Cocon", avait été mise hors service après la mystérieuse disparition du docteur Kazanov, dix ans plus tôt. Officiellement, les recherches qu’il menait sur la mémoire cellulaire transgénérationnelle avaient été classées sans suite. Officieusement, personne n’avait osé s’en approcher depuis. Mais Liora n’était pas comme les autres.
Elle posa son sac au sol, tira ses cheveux en une queue haute, et lança une série de diagnostics rapides sur la console principale. L’écran s’alluma dans un grésillement bleu pâle. Elle sourit malgré elle. Tout fonctionnait encore. Les capteurs neuronaux, les interfaces holographiques, le noyau d’analyse spectrale des souvenirs. Et surtout, le cœur du système : la Chambre Synaptique.
Un cylindre de verre, entouré d’un anneau de fibres lumineuses, trônait au centre de la pièce. À l’intérieur, un fauteuil inclinable aux lignes organiques semblait attendre son occupant comme un trône de connaissance.
Liora inspira profondément. Elle savait que ce qu’elle s’apprêtait à faire ne relevait pas de la simple recherche scientifique. C’était une transgression. Une plongée dans un domaine interdit, entre la vie et l’oubli, entre la mémoire et l’illusion. Elle inséra la clé quantique que Kazanov avait laissée dans son journal — le seul vestige qu’elle avait trouvé après des mois de fouilles dans les archives secrètes.
Activation du Dispositif d’Éveil en cours…
Les lettres dansèrent devant ses yeux. Une chaleur étrange se répandit dans la salle. C’était comme si le temps lui-même se resserrait autour d’elle.
Lorsqu’elle s’installa dans la Chambre Synaptique, les parois se refermèrent lentement. L’éclairage changea, devenant plus doux, presque amniotique. Des électrodes se posèrent sur ses tempes, puis dans le creux de ses poignets, au sommet de sa nuque.
— Liaison synaptique établie, dit une voix douce. Prêt pour le protocole de régression.
Liora ferma les yeux.
Le monde chavira.
D’abord, ce fut une chute. Un vertige infini, comme si elle tombait à l’intérieur d’elle-même. Puis des couleurs, des formes floues, des sons impossibles. Des mots dans des langues oubliées. Des souvenirs qui n’étaient pas les siens — et pourtant…
Elle se retrouva soudainement debout, pieds nus sur des dalles de pierre chaude. Un soleil brûlant frappait son dos. Elle portait une tunique blanche, fine comme une brume. Devant elle, un temple dressait ses colonnes immenses vers le ciel d’Iunu, l’ancienne Héliopolis. Elle était une autre, et pourtant elle se souvenait d’être Liora.
— Ir-shem, murmura une voix à côté d’elle.
Elle se tourna. Un homme à la peau sombre, vêtu d’un pagne orné de symboles dorés, la regardait avec une intensité familière. Il posa une main sur son épaule.
— Tu es revenue, enfin.
Elle connaissait ce regard. Ce contact. Cet homme avait été important. Dans cette vie… ou dans une autre.
— Qui es-tu ? demanda-t-elle.
— Tu ne te souviens pas encore. Mais ton âme se souvient. Tu es prêtresse de la Maison des Soleils. Et moi… je suis ton gardien.
Le réveil fut brutal.
Liora jaillit du fauteuil, haletante, trempée de sueur. La salle semblait vaciller. Les murs pulsaient doucement, comme si le Dispositif lui-même respirait encore son souvenir.
Elle mit plusieurs minutes à reprendre le contrôle de son corps. Tout en elle tremblait. Pas seulement à cause de la mémoire étrangère — non, à cause de ce qu’elle avait ressenti. Ce n’était pas un rêve. Ce n’était pas une hallucination.
C’était un souvenir.
Et elle savait qu’elle allait y retourner.
Durant les jours suivants, Liora mena une double vie. Officiellement, elle poursuivait ses recherches sur les ondes cérébrales et la mémoire cellulaire. Officieusement, chaque nuit, elle s’enfermait dans la salle 7-R pour revivre des fragments de cette autre vie. Elle retrouva le temple, le gardien, des chants qu’elle savait chanter sans les avoir appris. Des rituels anciens, des gestes sacrés.
Mais plus troublant encore : d’autres visages commencèrent à apparaître. Une femme aux yeux verts, vêtue de cuir sombre, dans un désert brûlé par le vent. Un homme au regard de braise dans une ville futuriste, entouré d’écrans. Une enfant pleurant sous la pluie dans une ruelle du Londres victorien. Tous ces fragments étaient reliés. Reliés à elle.
Un soir, alors que Liora s’apprêtait à lancer une nouvelle session, elle sentit une présence.
— Tu joues avec des forces que tu ne comprends pas.
Elle sursauta. Un homme se tenait dans l’ombre, à la porte.
Il sortit lentement, révélant un visage qu’elle reconnut instantanément : Théodore Kazanov.
— C’est impossible, balbutia-t-elle. Vous êtes mort.
— La mort… est relative, dit-il avec un sourire triste. Tu as franchi un seuil, Liora. Le Dispositif ne montre pas seulement le passé. Il révèle les connexions.
— Pourquoi moi ?
— Parce que tu es l’une des âmes-nœuds.
Elle fronça les sourcils. Il s’approcha.
— Il y a dans l’histoire de l’humanité des êtres qui reviennent, encore et encore, dans différentes époques, pour accomplir une trame plus vaste que leur propre vie. Tu es l’un d’eux. Et maintenant… ils t’ont repérée.
— Qui ça… « ils » ?
Kazanov ne répondit pas. Il recula lentement, comme une ombre glissant dans une autre dimension.
— Bientôt, tu ne seras plus seule. Tu trouveras les autres. Ou eux te trouveront. Mais surtout… n’oublie pas que chaque voyage te transforme. Et que certaines vérités ne peuvent être oubliées une fois vues.
Cette nuit-là, Liora ne dormit pas. Elle rouvrit les enregistrements des sessions. Elle fit défiler les données neuronales. Ce n’était plus du domaine de la science. C’était une cartographie de l’âme.
Dans un coin de l’écran, un symbole apparut, que jamais elle n’avait vu avant : un cercle traversé de trois lignes ondulantes.
Un code. Un message ?
Elle cliqua dessus.
Un fichier vocal se lança. Une voix familière, la sienne — mais plus grave, plus ancienne — parla :
— Ce n’est pas la première fois que je viens ici. Et ce ne sera pas la dernière. Si tu entends ceci, souviens-toi : tu es la clé. Le temps n’est pas une ligne. C’est une onde. Et nous sommes les fragments de sa mémoire.
Liora posa la main sur sa poitrine. Son cœur battait à tout rompre.
Elle comprenait maintenant. Ce qu’elle avait ouvert ne se refermerait jamais.
