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J'avais grandi entourée d’hommes comme lui. Mon père en faisait d’ailleurs partie. Des hommes qui étaient aux commandes. Qui donnaient des ordres à d'autres hommes. Qui dirigeaient des organisations très puissantes. Des organisations illégales. Des organisations mafieuses. Le mot n’était jamais prononcé à voix haute, mais je savais. Je savais depuis l’enfance. Et c’est pour cette raison que j’étais ici ce soir. Les jeunes femmes dans ma situation ne se mariaient pas par amour. Nous ne choisissions pas nos maris. Non, nous faisions partie d’une transaction commerciale dans laquelle deux familles puissantes obtenaient chacune quelque chose. Ma famille, elle, gagnait de l’argent. Bien que mon père ait encore de l’influence dans le milieu criminel new-yorkais, ses affaires perdaient de l’argent depuis quelques années. Et les Moretti ? Je ne savais pas ce qu’ils tiraient de cet accord, mais une chose était sûre : ce mariage n’était pas né du désir de Massimo. Son attitude et son langage corporel me l’avaient déjà clairement fait comprendre.
Le serveur arriva, m’apportant une flûte en cristal. Je bus l’eau d’un trait, reconnaissante de sentir sa fraîcheur apaiser ma gorge sèche. Une ombre se projeta sur moi, et je levai les yeux pour voir ma mère.
— La danse va bientôt commencer, dit-elle en s’asseyant à ma gauche.
Je hochai la tête. On m’avait prévenue : la première danse avec mon fiancé était un moment incontournable. Bien sûr, je m’étais imaginée le bel homme des photos venant me tendre la main alors qu’un quatuor à cordes jouait une valse. À la place, c’était ma mère qui venait me dire de me préparer. Remarquez, c’était aussi mon père qui m’avait remis la bague que je portais à la main gauche. Un héritage de la famille Moretti, paraît-il. Mais apparemment, la demande en mariage — et le fait que le futur marié glisse lui-même la bague au doigt de sa promise — ne faisaient pas partie de l’accord.
— Si tu ne veux pas danser avec lui, moi je veux bien, plaisanta Rosanna.
Elle essayait de me faire sourire, mais ma mère lui lança tout de même un regard glacial. D’ordinaire, ma mère et la sœur de mon père s’entendaient plutôt bien, mais ce soir, pour ma mère, tout était une question d’apparence, pas d’humour.
— Tu pourras danser avec un de ses frères, répondit Rosanna en me serrant la main avec un sourire. Si j’étais plus jeune, je le ferais. Celui-là, là-bas, on dirait une montagne.
Je suivis son regard jusqu’à Carmine, le frère du milieu de Massimo. En effet, il était immense. Quand je l’avais rencontré un peu plus tôt, les muscles de son torse tendait le tissu de son costume gris foncé. Ses épaules étaient au moins deux fois plus larges que les miennes.
— Et le plus jeune ? demanda Rosanna en balayant la pièce du regard.
Je secouai la tête.
— Je ne l’ai pas vu.
Il ne m’avait adressé que quelques mots auparavant, mais ils avaient été aimables. Si je n’avais pas été si nerveuse, c’est sûrement vers lui que je me serais tournée. Il semblait moins intimidant que ses deux frères.
— La musique commence, chuchota ma mère alors que le quatuor lançait une nouvelle mélodie. Laisse-moi voir ton visage.
Docilement, je me tournai vers elle. Elle scruta mes traits, remit une mèche de mes cheveux noirs derrière mon oreille, puis me pinça les joues. Je me reculais aussitôt.
— Aïe.
— Tu es tellement pâle, se plaignit-elle.
D’ordinaire, mes origines italiennes me donnaient un joli teint hâlé, mais apparemment ma mère trouvait que mes joues manquaient de couleur.
— Elle est très bien comme ça, dit Rosanna. Et voilà ton jeune homme qui arrive.
Ma mère se leva et m’entraîna debout. Ma première réaction fut l’agacement, mais il s’estompa quand elle me prit le bras. Ce soir, pour la première fois depuis des années, je ne dormirais pas sous le même toit qu’elle. Malgré son côté protecteur parfois envahissant, elle allait me manquer. L’émotion me submergea alors que Massimo s’approchait. Je posai ma main gauche dans la sienne ; il jeta un coup d’œil à la bague avant de refermer ses doigts sur les miens.
— Le diamant te va bien.
— M-Merci.
C’étaient des mots flatteurs, mais son ton, lui, ne l’était pas. Il les avait prononcés machinalement, comme s’il remplissait une obligation.
Mais ce soir, nous avions tous des obligations. Tous les regards étaient braqués sur nous lorsqu’il me guida jusqu’au centre de la piste. Je levai les yeux vers lui en posant une main sur son biceps, l’autre sur son épaule. La musique enfla et il fit un pas vers moi, son torse frôlant brièvement le mien, avant que je recule, suivant sa direction. J’avais appris les bases de la danse dès mon plus jeune âge, et j’avais même suivi quelques cours après mes fiançailles. Mais ma professeure était une femme, comme toutes mes éducatrices, et danser avec un homme, c’était différent. Surtout avec un homme aussi confiant et imposant que Massimo. Pourtant, après quelques instants de panique, ce n’était pas si difficile de suivre ses pas assurés. De me laisser guider sur la piste.
Ce qui était plus difficile, c’était de soutenir le regard d’un inconnu. Est-ce qu’il en serait toujours un dans une semaine ? Ou dans un mois ? C’était en partie pour ça que j’allais emménager dans son manoir ce soir : pour apprendre à le connaître. Mais j’avais le sentiment que ça n’allait pas être simple.
La chanson se termina, puis une autre commença. J’avais cru que Massimo s’éclipserait à nouveau, son devoir accompli, mais il continua à me faire danser, cette fois sur un rythme un peu plus rapide. Jusqu’à ce qu’une voix grave nous interrompe.
— Je peux me permettre ?
Massimo et moi levâmes les yeux vers Carmine, qui dépassait son frère de quelques centimètres — et moi de beaucoup.
— Je t’en prie, répondit Massimo en s’écartant avec élégance.
Il prit ma main et la plaça dans la paume massive de son frère. Carmine m’attira à lui et me sourit.
— Il était temps que je fasse connaissance avec la nouvelle venue dans la famille.
Le sourire que je lui rendis était plus incertain que sincère — danser avec un homme aussi immense m’intimidait — mais son ton, lui, était amical. Finalement, je n’avais pas à m’inquiéter. Même s’il dansait un peu moins bien que Massimo, sa force évidente rendait la danse facile à suivre. À chaque faux pas, il me saisissait par la taille et me remettait simplement à la bonne place.
